Christian Andreani, promoteur de la Via San Martinu en Corse et du festival d'automne de la ruralité.
- Quel bilan tirez-vous de ce festival 2013 ?
- Le bilan est encourageant. Cette manifestation, qui est bien plus qu'un festival, se met en place tout doucement. Quand on a relancé la fête patronale San Martinu à Patrimoniu, une dynamique s'est créée avec a Cunfratérnita di San Martinu, la confrérie bachique, les vignerons, les associations et la population pour les 40 ans de l'AOC. La rencontre avec Antoine Selosse, qui porte le projet d'itinéraire culturel du conseil de l'Europe, a affiné la réflexion. En 2007, il nous a remis le pas de Saint Martin, U passu San Martinu, qui est l'emblème des cités martiniennes et qui est accroché à l'intérieur de l'église de Patrimoniu. En 2009, nous avons obtenu la Borne symbolique, située au pied de l'église.
- Quelle est la signification de ces deux objets symboliques ?
- Ce sont les deux marques de l'itinéraire Saint Martin, À Via Sancti Martini, qui est en train de se mettre en place sur 2400 kilomètres entre les villes de Bratislava en Hongrie et de Tours en France. Chaque pays, situé sur le chemin, ouvre un bout d'itinéraire. Certaines régions mettent plus de temps que d'autres car elles n'ont pas encore pris la mesure du développement de ces itinéraires culturels. En Corse, cette notion n'a pas été abordée, pourtant Patrimoniu fait figure de laboratoire.
- En quoi Patrimoniu est-il un laboratoire ?
- Patrimoniu est labellisé comme le 2ème centre culturel Saint Martin en France. La maison-mère à Tours a créé l'itinéraire. Depuis 2007, Antoine Selosse, vient à Patrimoniu et voit, dans le dynamisme de la région insufflé par les jeunes producteurs, les artisans, le patrimoine immatériel vivant, la polyphonie et les chants, une vitalité qui serait un exemple pour les territoires ruraux. Ailleurs, les centres culturels sont adossés à des grandes villes et la lecture du patrimoine est surtout matérielle avec des églises, des cathédrales, des lieux avec moins d'humain. A l'inverse, la Corse regorge de récits légendaires qui font évoluer Saint Martin dans la sphère des saints psychopompes, luttant contre le diable, le bernant, créant des chaos granitiques comme les Calanques de Piana, trouant le Capu Tafunatu... C'est un personnage malin, intelligent, plein d'humour et très humain. On conserve sa mémoire, 1700 ans après sa mort, parce qu'il a vraiment su créer une unité. Partager son manteau, dont la moitié appartenait à l'empereur, était, à son époque, un acte révolutionnaire.
- Que peut apporter à la Corse d'intégrer l'itinéraire ?
- En Corse, l'activité touristique s'est développée, sans vraiment se spécialiser. Elle s'apparente à une sorte d'économie de cueillette avec un flux de touristes qui viennent sans que l'on sache vraiment qui ils sont, pourquoi ils viennent, combien de temps ils restent... Bien sûr, la Corse, sa nature et ses plages sont belles, mais doit-elle se résigner à ne vivre que deux mois par an ? Après les gros flux estivaux proches de la saturation, il n'y a plus rien ! Or, prenons l'exemple de la Conca d'Oru, ce territoire rural regroupe 33 vignerons AOP, des artisans, des producteurs... La population du canton s'est accrue de plus de 1000 habitants en 4 ans, passant de 4000 à 5000 personnes. Le développement est important, mais, si on n'est pas vigilant, cette région va se banaliser comme la plupart des côtes insulaires, malgré la beauté des sites.
- Est-ce la raison pour laquelle vous avez créé le festival d'automne de la ruralité ?
- Quand Antoine Selosse nous a demandé de penser le projet d'itinéraire sur l'île, qui recèle un énorme patrimoine martinien, j'ai eu l'idée de créer ces journées avant la San Martinu. Je ne voulais pas me limiter à une seule journée ou 1 seul évènement comme ça se fait habituellement, mais montrer que les territoires ruraux ne sont pas ouverts seulement une journée. On ne démonte pas une église romane ou un autre bâtiment ! Nos ports et nos aéroports sont toujours prêts à accueillir du monde ! Il faut lutter contre la fatalité qui prétend qu'il n'y a rien à faire au niveau du tourisme en Corse en dehors de la saison d'été. Fort du succès de la fête de la San Martinu, le 11 novembre, qui accueille des gens qui viennent de toute la Corse, mais aussi de la Côte d'Azur, nous avons voulu prolonger l'ambiance et le partage de cette journée et faire un test.
- C'est-à-dire ?
- Créer un itinéraire culturel en Corse, c'est travailler sur le vide, sur les choses qui n'existent pas. Tout est à construire. Il faut aller à la recherche des personnes qui sont dans la même logique de développement, portent la même réflexion et ont la même volonté de rebondir, de montrer que nous sommes vivants. Nous nous sommes demandés ce que recelait ce territoire : des lieux qu'on ne sait plus nommer, des sentiers magnifiques qui ont été aménagés, des vues paysagères incroyables, des paillaghu restaurés comme à Rutali où la réhabilitation du bâti rural est exceptionnelle, des sites archéologiques majeurs avec des dolmens et des menhirs, notamment dans les Agriates ... Tout ce patrimoine, nous avons voulu le mettre en valeur dans des itinéraires au moins bilingues où on peut le découvrir en marchant et en parlant corse, français ou d'autres langues.
- Pourquoi bilingue ?
- Ce patrimoine prouve l'intérêt de parler le corse qui permet de nommer, grâce à un lexique particulièrement riche, des éléments d'architecture et des lieux que l'on ne sait plus identifier. Lors de ce festival, nous avons fait des conférences thématiques sur la toponymie, l'architecture rurale, l'histoire, même sur les missions jésuites pour expliquer d'où vient notre patrimoine religieux. L'université, qui recèle la matière vivante de la Corse de demain, a monté une très belle exposition sur les édicules votifs entre Gènes et Bastia avec une multitude de référents architecturaux qu'on ne sait plus replacer dans un contexte historique. Avec la perte de locuteurs corses, on ne sait plus nommer les lieux qui ont besoin d'être valorisés. Nous avons mélangé ce patrimoine matériel à du patrimoine immatériel, à des musiques de toute l'Europe, à la fois contemporaines et très anciennes. Des musiciens sont restés une semaine en résidence pour faire des créations. Certains, qui se sont rencontrés à Patrimoniu, les années précédentes, ont créé un groupe. Nous avons un projet de caravane interculturelle qui relierait toutes les villes martiniennes en Europe.Tout cela, c'est du développement interculturel durable.
"Pour qu'un itinéraire soit ouvert, il faut une volonté politique."
- Oui. L'itinéraire se construit autour d'un grand personnage et de 1700 ans d'histoire, depuis le paléochrétien jusqu'à la guerre de 14-18. On peut, à travers Saint Martin, valoriser l'espace rural avec très peu de moyens, en mutualisant les outils et en rassemblant les gens. On fait du lien social dans les villages en faisant découvrir le patrimoine. En Corse, nos musées sont à ciel ouvert. Ce patrimoine exceptionnel est abandonné, dort dans l'indifférence ou est livré aux promoteurs. Aujourd'hui, le réservoir de ressources se trouve dans les déserts, pas dans les espaces urbanisés, banalisés..
- Pourquoi avez-vous lancé à Patrimoniu la campagne de l'ODARC pour l'agneau de lait ?
- Parce que l'agneau de lait d'un an s'appelle U Martinu. L'épouvantail s'appelle U San Martinu. Un grand nombre d'insectes porte, en langue corse, le nom de Martinu. Par exemple, la mante religieuse s'appelle : A ghjumenta di San Martinu. Sans parler des lieux où l'on cultivait du vin et des céréales qui ont une toponymie liée à San Martinu et dessinent une cartographie mythique qui se superpose à des réalités physiques, c'est-à-dire des chemins, des itinéraires... En raccordant tout cela, on aurait la 1ère étape corse, du Cap jusqu'à Ponte Leccia, et le 1er itinéraire au monde où l'on peut voir 2 mers.
- Quel est le tracé de l'itinéraire en Corse ?
- Pour l'instant, l'itinéraire en Corse se limite à Patrimoniu. Cette année, nous avons voulu élargir le festival à d'autres régions directement liées au patrimoine martinien, comme Siscu qui abrite une église Saint Martin, un patrimoine inventorié, des sentiers aménagés... Le maire, Ange-Pierre Vivoni, a commenté la visite des reliques. Ce fut un régal. L'évocation de choses, qui procèdent du merveilleux, sont, aussi, des ingrédients du développement. A la Canonica, site paléochrétien, il y a un projet de musée, un lien avec Monaco et l'axe ligure par Sainte Dévote. Ces ressources peuvent servir à développer des produits ou des stratégies touristiques. Par exemple, nous n'avons pas de clientèle ligure, ni toscane en Corse. On va rêver à l'autre bout du monde sur des traces de civilisations perdues, on peut venir rêver en Corse. Dans les Agriates, il y a A casa di l'orcu où l'ogre et l'ogresse ont inventé le brocciu avec le petit lait. Les habitants de Santu Petru capture l'ogre qui détient le secret de l'utilisation du petit lait. Le monde des ogres est le monde de la christianisation.
- L'itinéraire est-il déjà ouvert sur Patrimoniu ?
- Non. Pour qu'un itinéraire soit ouvert, il faut une emprise physique et une volonté politique. On n'en est pas encore là ! Le festival a montré que le principe fonctionne. Chaque jour, chaque manifestation a attiré du monde, au moins des petites jauges qui ont prouvé l'intérêt que suscitent, à la fois, l'évocation du passé et la création d'avenir. Pour faire connaître la manifestation, il faut l'ancrer. Pour cela, il faudrait que nous soyons un peu plus soutenus. C'est un paradoxe. On veut que la Corse existe, qu'elle perpétue ses traditions et que les gens viennent les voir, mais que fait-on pour que ces traditions continuent d'exister ?
Propos recueillis par Nicole MARI