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Jean-Guy Talamoni : " Nous ne sommes pas ici pour gérer, mais pour gouverner la Corse, ce qui est très différent !"


Nicole Mari le Dimanche 17 Janvier 2016 à 23:24

Première rencontre délicate et attendue, lundi, en fin d’après-midi, entre les nouveaux patrons nationalistes de la Collectivité territoriale de Corse (CTC) et le Premier ministre d’un gouvernement qui campe fermement sur des positions ultrajacobines. Pendant une heure et demie, de 17h30 à 19h, les présidents de l’Exécutif et de l’Assemblée de Corse, Gilles Simeoni et Jean-Guy Talamoni, tenteront de nouer un dialogue avec Manuel Valls et de plaider la cause de dossiers fondamentaux jusque-là superbement ignorés par Paris, notamment ceux de la langue et des prisonniers politiques. Jean-Guy Talamoni explique, à Corse Net Infos, l’enjeu de cet entretien et revient sur ce premier mois de mandature traversé par trois crises majeures.



Jean-Guy Talamoni, président de l’Assemblée de Corse. Photo Marcu Antone Costa.
Jean-Guy Talamoni, président de l’Assemblée de Corse. Photo Marcu Antone Costa.
- Quel est, pour vous, le principal enjeu de ce premier entretien avec Manuel Valls ?
- Lors de la visite de Bernard Cazeneuve à Ajaccio, nous avions fait savoir que nous étions disponibles pour travailler et engager un dialogue avec Paris. Cette rencontre nous a, donc, été proposée. Nous allons dire à Manuel Valls que nous sommes clairement mandatés par les Corses pour défendre les idées qui sont les nôtres sur différents sujets : la langue, le foncier, le statut fiscal, l’évolution institutionnelle, l’amnistie... C’est sur cette base que nous entendons dialoguer.
 
- Les derniers propos tenus par Manuel Valls confirment sa fermeture à toutes vos revendications. Qu’attendez-vous réellement de cette réunion ?
- Nous attendons de commencer à discuter des propositions qui ont été votées par l’Assemblée de Corse, lors de la précédente mandature, afin de savoir ce que nous pouvons faire. Nous sommes, aussi, prêts à entendre ce que le Premier ministre de la France a à nous dire. Notre esprit d’ouverture est total ! En même temps, notre mandat est très clair ! Nous pensons que l’intérêt de Paris et l’intérêt de la Corse commandent de discuter pour faire avancer les choses. Pas seulement notre intérêt qui est évident ! C’est, aussi, l’intérêt de Paris d’avoir des relations constructives et apaisées avec la Corse et de discuter avec des élus qui viennent de recevoir, de manière incontestable, la validation du suffrage universel. Des élus qui ont des idées, des convictions et un soutien populaire très fort. A défaut de faire partager nos convictions par Paris, il faudra rendre compatible la position parisienne et la position corse.
 
- Que pensez-vous des attaques de toutes sortes, venant du continent, qui minimisent ce soutien ?
- Les attaques, dont nous avons fait l’objet après notre installation, ont, encore, renforcé ce soutien. Les Corses, même ceux qui n’ont pas voté pour nous, n’admettent pas, avec raison, que l’on conteste notre légitimité, alors que nous avons été élus démocratiquement. Si nous revotions aujourd’hui, nous ferions un score beaucoup plus élevé. Le fait que les Corses nous témoignent leur confiance au quotidien rend nos responsabilités encore plus lourdes et nous engage à travailler encore plus.
 
- Vous rencontrez la ministre de la décentralisation, Marylise Lebranchu, le 16 février, pour poursuivre les travaux sur la Collectivité unique. Que lui direz-vous ?
- Nous dirons à Mme Lebranchu ce que nous dirons à Mr Valls. Nous avons beaucoup travaillé, lors de la précédente mandature, avec les autres élus et alimenté les débats sur la question. Nous avons des idées très précises sur ce qu’il convient de faire. Mais, il y a tout le reste… qui est très politique. Sur la fiscalité, il a des urgences. A défaut d’avancer très rapidement sur la fiscalité du patrimoine, nous rentrerons dans le droit commun, ce qui aura des conséquences absolument catastrophiques. Les Corses sont unanimes pour demander le maintien des spécificités historiques de la Corse. Nous avons fait des propositions précises de transfert de compétences au bénéfice de la CTC. Nous savons exactement ce que nous ferons de cette compétence. Cela exige un travail immédiat et un dialogue constructif avec Paris.
 
- Idem sur la fiscalité indirecte. Est-ce aussi une urgence ?
- Oui ! Lors de la précédente mandature, nous avons fait voter le principe du remplacement des dotations globales de décentralisation et de fonctionnement par des montants équivalents prélevés sur le produit de la TVA (Taxe sur la valeur ajoutée). C’est une question économique et sociale importante puisque le produit de la TVA ne cesse d’augmenter alors que les dotations ne cessent de baisser. C’est, aussi, une question de dignité de la communauté corse qui est accusée de dépenser l’argent de la France. Entrons dans une logique de responsabilités ! Voyons ce que les Corses peuvent faire avec leurs propres capacités contributives ! Remplaçons les dotations et les subventions, que l’on nous reproche, par le produit de la fiscalité payée par les Corses. Nous voulons montrer que les Corses ne sont pas des assistés et que la Corse n’est pas la danseuse de la France !
 
- Aborderez-vous la question épineuse des prisonniers politiques ?
- Oui ! La question des prisonniers politiques et des recherchés est, pour nous, Nationalistes, une priorité absolue. Nous avons pris, la semaine dernière, une position publique et conjointe des autorités de la Corse et de Sulidaratà dont le président est un élu sortant du groupe Corsica Libera. Nous y travaillons quotidiennement. Ce n’est pas un dossier, c’est une partie de nous-mêmes !
 
- Dès votre prise de fonction, vous avez été confronté à trois crises majeures. Comment avez-vous vécu ce brulant baptême du feu ?
- Nous avons eu, en effet, à affronter des problèmes urgents. Les deux dossiers des transports et des déchets, mais également l’affaire des Jardins de l’Empereur qui nous a mobilisés un grand nombre de jours à temps plein. La situation était très délicate. Notre action a été déterminante, notre parole a eu un effet sur l’opinion et a contribué à l’apaisement. Sur la question des transports maritimes, notre intervention et nos différentes démarches ont permis, là aussi, de mettre un terme à la crise consécutive au blocage du port de Marseille. Concernant les déchets, nous avons reçu le Collectif de Vico. Agnès Simonpietri, en charge de ce dossier, a négocié le protocole de sortie de crise.
 
- Sur le dossier des transports maritimes, est-ce votre détermination qui a payé ?
- Oui ! Nous avions clairement fait savoir à l’Intersyndicale que nous étions prêts à les recevoir, comme elle le demandait, uniquement si elle débloquait le port et que, dans le cas inverse, nous serions amenés à changer de stratégie. Nous avons affiché notre détermination alors que l’Etat, qui a le pouvoir de justice et de police, a eu, dans cette affaire, un comportement discutable. La raison a fini par triompher, la crise a été traitée. Nous sommes, aujourd’hui, en mesure de mettre en œuvre une nouvelle configuration du transport maritime sur la base d’orientations qui ont toujours été les nôtres. A savoir la création d’une compagnie publique maritime maîtrisée par la CTC, un nouveau système de DSP (Délégation de service public) et d’OSP (Obligations de service public) qui devrait entrer en vigueur en octobre prochain, et une continuité territoriale européenne et méditerranéenne, pas seulement réduite à régir les relations entre la Corse et la France.
 
- Ces crises immédiates, ne sont-elles pas, au final, une chance pour imposer, d’emblée, votre vision des choses ?
- Oui ! C’est vrai ! Mais, nous aurions préféré pouvoir faire les choses progressivement plutôt que d’affronter des crises. Ce n’était pas très confortable ! Nous n’avons pas dormi beaucoup ! D’autant que nous ne voulons pas nous contenter, comme l’ont fait des générations de politiques avant nous, de traiter les urgences, mais de traiter le fond des dossiers pour que les crises ne se reproduisent pas régulièrement. Nous agissons avec notre force de conviction et notre détermination. Sur la question des déchets, par exemple, nous avons une idée très claire de la stratégie à mettre en œuvre, mais la compétence nous échappe, elle appartient au Syvadec et à l’Etat. Cela pose un vrai problème de leviers que nous n’avons pas, mais que nous aurons peut-être ! A titre personnel, je suis favorable à ce que le Syvadec disparaisse et que la compétence Déchets soit récupérée par la CTC.
 
- Est-ce possible ?
- Oui ! Tout à fait ! On ne peut pas continuer comme ça ! Cet instrument a failli. Il ne fonctionne pas bien. Ce n’est pas une mise en accusation de qui que ce soit, c’est un constat. Il faut envisager autre chose. La Collectivité de tous les Corses, c’est-à-dire la CTC, doit reprendre cette compétence. Mais, si elle a beaucoup de poids sur le plan politique, l’Assemblée de Corse a peu de compétence sur le plan juridique.
 
- Peut-on parler de rupture brutale de méthode et de ton avec la précédente mandature ?
- Une rupture brutale avec les précédentes mandatures qui se sont succédées ! Pas seulement la dernière en date ! Nous avons la prétention de prendre en main les affaires de la Corse avec les moyens, qui sont les nôtres, nos convictions et des orientations politiques claires. Nous ne sommes pas ici pour gérer, mais pour gouverner la Corse, ce qui est très différent ! L’Assemblée de Corse n’est pas un Conseil régional. Le travail, que nous y faisons, est de nature politique. Il nous faut des compétences à la mesure de l’attente formulée par les Corses à notre égard. Aujourd’hui, les Corses s’adressent à nous sur tous les sujets et pensent que nous pouvons tout régler. Mais, nous n’avons pas de baguette magique ! Nous faisons beaucoup plus que ce que nous pouvons en termes de compétences dévolues, mais l’exercice a ses limites. Pour que nous puissions prendre certains dossiers à bras-le corps avec d’avantage d’efficacité, il faut que le statut de la Corse évolue. C’est indispensable ! Le gouvernement de la Corse a besoin d’une plus grande latitude pour faire changer les choses.
 
- Un autre sujet vous tient à cœur : la création du Comité d’évaluation des politiques publiques. Comment allez-vous procéder ?
- Cette motion, que j’avais déposée au début de la précédente mandature, a mis plusieurs années pour arriver à maturation et a, finalement, été votée, non sans mal, quelques semaines avant les élections territoriales. Il s’agit d’organiser l’évaluation des politiques publiques de manière transparente pour que les Corses puissent savoir si l’argent public, mis au service de politiques publiques, est bien investi et si ces politiques publiques ont les résultats escomptés. Cela suppose une évaluation très précise, faite, non par un comité Théodule, mais par des fonctionnaires et des prestataires très compétents, formés à l’évaluation, et dirigée politiquement par l’Assemblée avec la participation des usagers pour définir des priorités. Nous ne voulons pas un contrôle interne, mais un Comité très ouvert pour installer une totale transparence et faire de la CTC, une « maison de cristal », pour reprendre la formule de Paoli.
 
- Pourquoi est-ce la première annonce que vous avez faite ? Est-ce symbolique ?
- Oui ! C’est une priorité ! Nous avions tellement demandé la transparence quand nous étions dans l’opposition, parfois en vain, qu’il aurait été suspect que nous ne la mettions pas en place au moment où nous prenons le pouvoir ! C’est la raison pour laquelle c’est la première annonce que j’ai voulu faire en tant que président de l’Assemblée. L’installation de ce Comité sera rapide. Peut-être dans les trois mois qui viennent. Nous y tenons beaucoup ! Lorsque nous parlons de moralisation de la vie publique, ce n’est pas pour donner des leçons ou jeter l’anathème sur qui que ce soit. Je me suis toujours gardé de ce genre de démarches. L’évaluation des politiques est quelque chose de naturel que pratique, aujourd’hui, tout parlement moderne. Le Parlement de la Corse doit la pratiquer aussi et montrer aux Corses ce que fait la CTC.
 
- Quelles sont vos autres priorités ?
- La précarité qui se développe. Le premier entretien, que j’ai sollicité en tant que président de l’Assemblée, était, justement, avec les représentants des associations qui travaillent sur la précarité. Nous ne pouvons pas, en tant que Nationalistes, accepter que, dans un pays béni des Dieux comme la Corse, la misère s’installe à nos portes. C’est absolument intolérable ! Nous devons mettre en œuvre un traitement de fond à travers une politique économique et sociale. Nous avons des idées très claires sur la façon dont l’économie de la Corse doit être construite en posant, par exemple, l’éducation et l’innovation au centre de notre politique. Au-delà de son implication économique et sociale et de son effet sur la démocratie, l’éducation est, aussi, une bonne chose pour les finances publiques.
 
- C’est-à-dire ?
- Peu de gens savent qu’un diplômé de l’enseignement supérieur rapporte, à terme, aux finances publiques, selon l’OCDE, près de 80 000 €. L’Europe a les yeux rivés sur cette obsession de la dette publique et perçoit de la même manière tous les investissements qui tendent à aggraver cette dette. Nous disons qu’il faut avoir une démarche sélective et faire la différence entre les formes d’endettement. Il y a celles qui consistent seulement à construire des ronds-points qui ne servent à rien, sauf à remplir certaines poches, comme c’est le cas en Corse et ailleurs ! On ne peut pas comparer ce type d’investissements à ceux opérés en matière d’enseignement supérieur et de recherche qui sont la manière la plus efficace de créer de l’emploi et réduire la précarité. En attendant, il faut traiter les symptômes de la précarité, notamment des phénomènes gravissimes qui nous inquiètent. C’est une urgence à laquelle nous nous attelons.
 
Propos recueillis par Nicole MARI.