Les ecclésiastiques des Etats romains furent alors l’objet de maintes vexations et Napoléon décida la déportation en Corse de 424 religieux, prêtres, chanoines, évêques et archevêques de la curie romaine, en 1812. La population corse, notamment bastiaise, ulcérée par les mesures du gouvernement impérial infligées aux déportés, ainsi que par la manière dont ils étaient traités par la soldatesque, fit de son mieux pour adoucir le sort de ces prélats.
Monseigneur Arezzo, que l’on appelait familièrement « l’arcivescovo » à Bastia et dans toute la Corse, était l’un d’eux ; il consacra une partie de sa fortune à aider le malheureux clergé romain. En quinze mois, il dépensa plus de 90.000 francs, somme considérable pour l’époque. Certains prêtres déportés réussirent à quitter l’île pour se réfugier en Sardaigne ou dans les Etats du roi de Naples, ce qui eut pour effet d’aggraver la situation de ceux qui restèrent.
Assigné à résidence à Corte
Le général Berthier décida alors de faire transférer Mgr Arezzo qui était le plus populaire d’entre eux, auprès de lui à Ajaccio afin que celui-ci lui donne les raisons de son refus de prêter serment à l’Empereur en vertu du décret du 4 mai 1812. Mgr Arezzo écrivit au général que son état de santé ne lui permettait pas d’entreprendre un aussi long voyage. Quant au serment, il déclara en être dispensé étant sicilien et non pas sujet romain. Le général Berthier transmit alors la lettre au ministre compétent et assigna à résidence l’archevêque à Corte.
Le départ se fit secrètement le 13 juillet au matin, pour ne pas ameuter la population bastiaise qui s’y serait opposée. L’archevêque était accompagné par l’abbé Dominique Malaspina de Balagne qui avait été son chapelain à Rome. Il remercia Jacques Lota à qui il avait confié une partie de son argent en dépôt et ce dernier lui donna des lettres pour retirer, si besoin était, de l’argent auprès de son ami Sialelli à Corte
Deux jours de voyage
Le voyage dura deux jours. Aux dires de l’archevêque, il fut très ennuyeux, le chemin était tout juste praticable pour aller à cheval, mais pas pour une voiture à cause d’ornières très profondes. Aucun village ne fut traversé. On rencontra simplement quelques auberges qui étaient très sales. Les voyageurs firent une halte chez un paysan au pont de Francardo où ils arrivèrent le 14 juillet à midi.
Le lendemain, ils étaient à Corte, mais l’accueil du commandant Albertini qui commandait la garnison fut très froid. Par contre, la population cortenaise se montra chaleureuse notamment quelques personnalités telles que le maire Joseph Guelfucci, le juge de paix Sialelli, Pieraggi et l’abbé de Grottaferrata. L’archevêque fut logé, contre son gré, dans la citadelle et le commandant le fit surveiller de très près.
Quelques jours après, arriva la réponse du gouvernement impérial. Comme Monseigneur était né à Orbetello en Toscane où son père avait eu un commandement, il était considéré comme sujet de l’Empire et donc il devait se conformer au décret du 4 mai. Cette nouvelle atterra le malheureux prélat.
Quelques semaines auparavant, il avait reçu à Corte, la visite du docteur Jean-Augustin Santini d’Omessa, qu’il avait connu à Bastia et avec lequel il s’était lié d’amitié. Celui-ci lui avait conseillé la fuite, se faisant fort de le conduire jusqu’à Aleria où il l’aurait fait embarquer pour la Sardaigne.
«Je vous montrerai comment escalader les remparts »
« Comment pourrais-je m’évader d’ici » dit l’archevêque. « La chose est simple, répondit Santini. Le tiers de la population de Corte habite la citadelle ; les sentinelles ne ferment jamais les portes et ne contrôlent personne. Vous n’aurez qu’à vous déguiser en paysan avec des habits que M. le Maire m’a montrés, et vous tromperez leur surveillance. Si vous ne voulez pas passer par la grande porte, je vous montrerai comment escalader sans risque les remparts ».
L’arcivescovo était perplexe. Le Dr Santini le quitta en lui disant que s’il voulait s’enfuir, il suffirait de prévenir son neveu le Dr Mathieu Antoni d’Omessa qui enverrait des personnes dévouées le chercher au pont de Corte.
Monseigneur fit part de ses intentions à deux de ses amis, le maire Guelfucci et Sialelli. Ceux-ci lui conseillèrent de mettre son projet à exécution.
Après avoir demandé de l’argent à Jacques Lota à Bastia et en avoir pris chez Sialelli, l’archevêque se prépara au départ. Le soir du 20 novembre 1812, trompant la surveillance des hommes de garde, il quitta la citadelle déguisé en paysan avec un gros manteau de laine sur ses épaules. Accompagné de son fidèle serviteur Vincenzo, il franchit sans encombre la porte de la citadelle.
En sûreté au couvent d'Omessa
Monseigneur tremblait de peur, mais tout se passa pour le mieux. La servante du maire qui les avait devancés, les attendait à la sortie de la ville avec leur valise. Au pont de Corte, ils trouvèrent les personnes envoyées par les Drs Santini et Antoni et des montures. Quelques heures après l’évasion ils étaient en sûreté au couvent d’Omessa. Le Docteur Antoni leur fit un accueil cordial. Un messager fut aussitôt expédié à Bastia pour prévenir le Dr Santini de leur arrivée au couvent d’Omessa, sa propriété.
Au bout de trois jours, ils apprirent par un domestique du Dr Antoni que l’évasion faisait grand bruit. Le commandant était furieux ; la sentinelle avait eu droit à 50 coups de fouet et la servante avait été arrêtée. Toutes les maisons de Corte avaient été fouillées. Les gens avaient applaudi à l’évasion et les femmes priaient en pleurant : «Très Sainte Mère de Dieu, disaient-elles, faites que l’arcivescovo se trouve en lieu de sûreté et qu’il ne retombe plus entre les mains de ce chien.» C’est ainsi qu’on désignait le commandant.
Ce récit effraya Monseigneur. Il souhaita quitter les lieux et le Dr Antoni décida de le conduire dans un pailler appartenant au Dr Santini à quelques kilomètres d’Omessa. Il passa là cinq jours dans les transes car on avait lancé des soldats et des gendarmes dans toutes les directions avec ordre de l’arrêter et de le ramener à Corte.
Conduit à Gavignano
Il raconta son séjour dans cette pagliara assez large mais pas haute où l’on avait porté des provisions en abondance. On avait disposé un matelas sur un grand tas de paille pour Monseigneur, les autres dormaient sur la paille ou par terre ; l’eau pénétrait un peu partout et des rats nombreux et de grande taille semblaient danser la farandole et trottinaient sur le corps du prélat. « Si parfois je fermais les yeux, écrivit-il plus tard, je me réveillais en sursaut car je me voyais aux mains de l’atroce commandant Albertini et je me figurais les supplices raffinés auxquels il m’aurait soumis si on parvenait à m’arrêter… »
Le Dr Santini accourut de Bastia et voyant que toutes les routes étaient occupées par la maréchaussée et les militaires, il renonça au voyage d’Aleria. Comme l’arcivescovo ne pouvait plus rester dans ce pailler, il décida de le conduire à Gavignano chez son parent Jean Philippe Mattei, qui avait occupé de hautes fonctions sous le Consulat. Celui-ci alla chercher lui-même Monseigneur ; après une halte dans un autre pailler sans confort, et un voyage particulièrement difficile à dos de mulet : « Je craignais toujours de tomber dans quelque précipice, je poussais des cris et voulais mettre pied à terre » rapporta Monseigneur, ils arrivèrent le surlendemain à Gavignano où toute la famille Mattei lui fit bon accueil. Il put se changer et dormir enfin dans un lit.
Une lumière féérique
L’arcivescovo apprécia la compagnie de Mattei qui lui fit la surprise de lui remettre un joli bréviaire. C’est alors que Mattei lui expliqua qu’il avait été prêtre et curé, que sous l’Assemblée constituante, il avait suivi le parti républicain et remplacé Baietta à la cure de Saint-Jean Baptiste de Bastia et qu’avec l’arrivée des Anglais, il avait émigré en France. De retour en Corse, en tant que président du tribunal criminel du Golo, il avait dû prononcer plusieurs condamnations à mort et dès lors, il n’avait plus eu envie de reprendre son ministère ecclésiastique. Depuis, il était devenu maire du village, cumulait les fonctions de médecin, pharmacien, avocat… Enfin le Dr Santini vint prendre des nouvelles, décida d’abandonner le voyage d’Aleria et fit conduire Mgr à Campile chez son cousin Gavini.
Dans la nuit du 1er au 2 décembre, à travers la montagne, en passant par le Prato de Morosaglia, le petit groupe composé de Gavini, Antoni, Mgr et deux serviteurs arrivèrent sous le San Pedrone au petit matin dans une lumière que Mgr qualifia de féerique : « …La mer Tyrrhénienne apparaissait calme et unie telle une nappe d’argent… ». Ils arrivèrent à Campile vers 10 heures.
Halte à la Marana
Deux jours après, il fallut repartir pour Bastia. Auparavant une halte était prévue dans la plaine de la Marana où la famille Gavini possédait une maison de campagne. Pour y parvenir, deux routes étaient possibles à partir de Barchetta où l’on empruntait le bac pour traverser le Golo. Ils empruntèrent la route du fiuminale moins fréquentée car devenue presque impraticable, l’autre plus commode étant sillonnée par des soldats et des gendarmes.
Le trajet fut des plus pénibles . Le voyage dura toute la nuit et au lever du soleil après avoir galopé dans la plaine pendant plus d’une heure, ils arrivèrent près d’une grande maison tombant en ruines où logeaient les fermiers de Gavini. L’étage servait de pailler et le jeune Gavini improvisa une échelle pour que Monseigneur puisse y accéder. Ce fut le soir même que le groupe repartit sur Bastia où le Dr Santini les attendait au lieu dit Rotone ; sans encombre, ils entrèrent dans la ville par le faubourg Saint-Joseph, où quelques rares passants vaquaient à leurs affaires, puis ils longèrent la place d’armes, la rue du Colle. Là ils mirent pied à terre, et le Dr Santini ouvrit la porte d’un magasin où il fit entrer Mgr et Vincenzo. Quelques minutes plus tard, Santini suivi d’Antoni et Gavini accompagnèrent les deux fugitifs par « u carrughju sumerà », la Fontanicchia, la Fontaine neuve, l’église de la Conception, le chemin du vieux marché, chez Mme Saliceti, terme de leur voyage. « Il était temps, car dix heures venaient de sonner au donjon et la retraite ou ronde militaire passa aussitôt ». Monseigneur embrassa à plusieurs reprises le Dr Antoni et Gavini, n’ayant pas de mots pour leur témoigner sa reconnaissance.
« Mia fuga da Corsica »
Quelques jours plus tard, Mgr fut conduit chez un menuisier Giovanni Contarini qui habitait dans les environs du Nouveau-Marché (aujourd’hui rue Vattelapesca) où il resta jusqu’au jour du départ le 27 décembre à neuf heures du soir. Le séjour chez Maestro Giovanni Contarini fut agréable : « Le diner fut tel que je l’avais ordonné dit l’arcivescovo : potage, ragout, entremets, fromage, bon dessert, raisin sec, noix, pommes, biscuits et bon vin…Nous mangions tous à la même table, Maestro Giovanni, Vincenzo et moi. La bonne femme me servait presque avec dévotion. J’étais heureux de me trouver au milieu d’une si bonne et sainte famille ».
Pour le départ, Maestro Giovanni recommanda à l’archevêque de mettre son chapeau rond avec le manteau qu’il avait le premier soir. « Pour éloigner les soupçons donnez le bras à Margarita, ma femme, qui vous accompagnera. Vous me suivrez à quelque distance. Vers 7 h, la barque sera adossée aux rochers au fond de la place St-Nicolas, au dessous de Capannelle. Le patron de la barque nous attendra au passage, vers le jardin des Missionnaires, et il ira prévenir ses marins. Aussitôt arrivés, on embarquera et l’on partira tout de suite ».
Au moment de s’embarquer sur la berge de la petite anse de Saint-Nicolas, (hors de la ville à l’époque), l’archevêque fit ses adieux au Dr Santini, à Jacques Lota, à Maestro Contarini et son épouse, à Castellini qui avait gagné le patron pêcheur Vincenzo et l’équipage à la cause de Mgr et fait noliser la barque.
Le temps était très favorable, la vigilance des gardiens du port fut facilement trompée ainsi que celle des marins montant les feluconi qui surveillaient la côte orientale de la Corse. Après un danger imaginaire dans le détroit de Bonifacio, l’archevêque Tommaso Arezzo abordait enfin, le 30 décembre à six heures du matin dans une anse de l’île de la Maddalena. Il était libre. Quelques jours plus tard, il relata tous les incidents de cette évasion dans une brochure intitulée Mia fuga da Corsica qui n’a été publiée qu’en 1903 à Palerme.
«J'aurai agi comme vous»
Après la fuite de Monseigneur, sa domestique qui avait continué à aller faire le ménage pour endormir la vigilance des gardiens, fut jetée en prison ainsi que les deux neveux de Jean-Philippe Mattei, accusés tous les trois d’avoir aidé à l’évasion. Le frère de Jean-Philippe alla se constituer prisonnier et obtint l’élargissement de ses enfants. Jean-Philippe gagna le maquis, mais trouvant le temps long, il demanda un sauf-conduit pour se rendre auprès du général Berthier à Ajaccio.
Il travestit un peu les faits en disant qu’il avait rencontré Mgr et son serviteur et que ceux-ci lui avaient demandé l’hospitalité pour deux jours. «Avant de me condamner, avait-il ajouté au général Berthier, si vous aviez été à ma place qu’auriez-vous fait ?» Un peu surpris, le général répondit : « Vous êtes un brave homme, j’aurais agi absolument comme vous… ». Mattei fut donc absous et Berthier donna l’ordre de remettre son frère en liberté ainsi que la pauvre domestique qui avait subi une dure détention durant quatre mois. Chaque fois qu’on l’interrogeait, elle répondait invariablement « Un so nunda, nunda e poi nunda ». Jacques Lota fut obligé de se rendre à Corte pour se justifier d’avoir entretenu des relations avec Mgr. Le maire Guelfucci et Sialelli furent aussi soupçonnés d’avoir facilité l’évasion mais on ne put rien retenir contre eux, faute de preuves matérielles. Les autres ne furent pas inquiétés.
Cardinal puis légat apostolique
Quatre ans plus tard, Pie VII nomma Mgr Arezzo cardinal titulaire de l’église Saint-Pierre-aux-Liens puis légat apostolique à Ferrare ville qu’il gouverna pendant 14 ans. Cardinal évêque de Sainte Sabine en 1820, il devint cardinal de San Lorenzo in Damaso en 1830.
Pour la petite histoire, il a séjourné à Bastia près de l’église de la Conception qu’il cite dans ses mémoires. La confrérie de cette église était rattachée à l’époque à cette même basilique de San Lorenzo in Damaso où le cardinal d’Arezzo a été enterré en 1833.