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Fromagerie Ottavi : Y a-t-il eu tromperie ou défaillance des procédures de contrôle ?


Nicole Mari le Mardi 10 Décembre 2013 à 23:09

Le procès concernant la SARL fromagerie Ottavi, renvoyé en octobre dernier suite au dépôt d’une Question prioritaire de constitutionnalité (QPC), s’est finalement tenu, mardi, devant le tribunal correctionnel de Bastia. Le fromager, accusé de tromperie sur la fabrication d’une tomme de chèvre, d’utilisation de lait importé et d’usurpation d’AOP (Appellation d’origine contrôlée) sur le brocciu, met en cause la défaillance des procédures de contrôle. La médiatisation de l’affaire et le mauvais impact sur l’image des produits de la filière a poussé des syndicats agricoles à se constituer partie civile. La bataille sur la forme et sur le fond a sombré dans des débats techniques. Le jugement, mis en délibéré, sera rendu le 8 janvier prochain.



Fromagerie Ottavi : Y a-t-il eu tromperie ou défaillance des procédures de contrôle ?
L’affaire aurait pu se régler dans le bureau d’un juge. Seule étant incriminée la SARL Fromagerie Ottavi, en tant que personne morale, ses dirigeants avaient reconnu des dysfonctionnements et accepté la transaction proposée portant sur une amende à payer. Mais, le Parquet a refusé et exigé un débat public. « On a voulu un débat public parce qu’il était nécessaire d’agir en transparence pour le consommateur et pour l’économie locale », annonce l’avocat général, Yves Paillard, en ouverture de son réquisitoire. Résultat, un procès en correctionnel, un déferlement médiatique, jusqu’à deux articles dans le Canard Enchaîné, le discrédit jeté sur une filière et sur la première fromagerie de Corse, des producteurs qui montent au créneau pour sauver leur image. L’affluence sur les bancs du public était significative. Eleveurs, producteurs de lait, fromagers, syndicats, Chambre d’agriculture… toute la profession était là pour assister à un long procès passionnel qui s’est englué dans un débat si technique que tout le monde y a perdu son latin !
 
Une question de contrôle
Pour éviter d’en arriver là, les conseils de la Fromagerie Ottavi ont beaucoup bataillé sur la forme et sur le droit. L’audience, qui aurait du se tenir en octobre, a été renvoyée après le dépôt d’une Question prioritaire de constitutionnalité (QPC), examinée, mardi, dès l’ouverture des débats. La défense estime que les trois infractions reprochées ne sont pas conformes à la Constitution, parce que les procédures de contrôle de ces infractions ne sont pas déterminées. « La définition de l’infraction est imprécise parce que les moyens de contrôle ne sont pas définis. Cette imprécision donne lieu à l’arbitraire et à des conséquences juridiques différentes selon la manière dont est procédé le contrôle. Le droit à l’expertise contradictoire, qui doit être plein et entier, est limité. Tout cela est contraire, à la fois, au principe de clarté de la loi pénale et au principe d’égalité de traitement », argue Me Boin.
 
Une QPC rejetée
 « On est hors sujet ! », réplique le ministère public. « Le syndicat AOP est-il inconstitutionnel parce qu’il est incapable de définir ses propres procédure de contrôle ? Ce n’est pas sérieux ! La défense mélange tout : le droit, les faits, la procédure et le fond ».
La Cour se retire quelques minutes pour délibérer et rejette la QPC sur ce critère d’amalgame.
La défense poursuit sa bataille sur la forme en soulevant, pour les mêmes raisons, des exceptions de nullité et demande l’annulation de la procédure et le droit de poser une question préjudicielle au Tribunal européen. Le ministère public s’irrite contre cette « guérilla de procédure. On ne veut pas venir au fond de ce dossier, mais il faudra bien y venir ». Le président Sendral décide de joindre la forme au fond et tranchera les deux questions en même temps. Le procès sur le fond peut, donc, commencer.
 
Du lait importé
Que reproche-t-on, précisément, à la Fromagerie Ottavi ?
Trois faits entre le 1er octobre 2010 et le 31 aout 2011. D’abord, une tromperie sur la nature et la qualité d’une tomme de chèvre, en partie fabriquée avec du lait de brebis. Ensuite, l’étiquetage « produit agricole corse » sur le fromage U Fiumorbu suspecté d’être fabriqué, en partie, avec du lait sarde ou continental.  Les enquêteurs de la répression des fraudes dresseront, à ce sujet, 3370 contraventions de 3ème classe pour des factures manquantes ou incomplètes. Enfin, l’usurpation du label AOP Brocciu apposé sur une brousse et l’absence de traçabilité dans la fabrication des produits. Les enquêteurs, qui peinent à obtenir les documents adéquats, doutent de la sincérité des registres présentés et ne retrouvent pas leur compte entre les chiffres de fabrication et ceux de vente. « On se demande comment vous travaillez et si toutes les autres entreprises de la filière travaillent comme ça ! », martèle le président Sendral, très offensif, pour qui la messe semble dite.
 
Un manque de lait corse
Antoine Ottavi reconnaît quelques dysfonctionnements et une désorganisation due au départ du comptable et à l’absence de la secrétaire, mais nie vigoureusement le manque de traçabilité.
Il tente d’expliquer la fabrication du brocciu, la collecte de lait, met en avant l’absence de cahier des charges du label AOP, le flou pour la profession et admet l’utilisation de laits importés. « Le consommateur croit acheter un produit corse et repart avec un fromage du continent ! Pourquoi achetez-vous du lait importé ? », s’indigne le président Sendral. « Par manque de lait ! Il y en a de moins en moins chaque année. La baisse de la production laitière corse met en péril la vie des entreprises de fromage », rétorque le leader des fromagers insulaires qui achète ¼ du lait corse, soit 1,2 million de litres pour fabriquer 80 tonnes de brocciu !
Le président s’en prend, ensuite, au mélange des laits de brebis et de chèvre : « Ne pensez-vous pas que ça peut poser problème au consommateur qui croit acheter un produit typique de chèvre et qui peut être allergique au lait de brebis ? ». Antoine Ottavi répond que ce mélange n’altère en rien la qualité du produit final.
 
Pas convaincu !
Le président s’étonne, ensuite, de l’absence totale de contrôle du syndicat AOP sur les productions labellisées « Qu’est-ce qu’elle fixe la profession ? Pas grand chose ! ».
La diatribe n’est pas du goût du premier témoin, le président de l’AOP Brocciu, Mathieu Finidori. « Ce n’est pas vrai que les professionnels ne se sont pas donnés les moyens depuis 1998 ! Seulement, le syndicat et le plan de contrôle, mis en place en 2009, n’ont pas fonctionné pendant deux ans jusqu’en 2011. J’ai lu la synthèse des procès-verbaux. Je ne suis pas convaincu d’une fraude quelconque ! », s’exclame-t-il. Voulant dédouaner la Fromagerie Ottavi, il évoque « l’état désastreux » de la filière et l’insuffisance de la production laitière. Puis s’insurge : « Il y a, sur le continent, beaucoup de producteurs qui vendent des fromages sous l’appellation Fromage corse, qui ne sont pas faits en Corse. Et là, il n’y a ni contrôle, ni procès ! Pourquoi ne sont-ils pas contrôlés ?»
 
Un naufrage technique
L’audition du second témoin, l’enquêtrice de la répression des fraudes, est un mauvais moment pour la défense. L’enquêtrice, plutôt remontée, raconte la difficulté d’obtenir des pièces de la part de la famille Ottavi, les aller-retours dans l’entreprise et les parties de cache-cache. Elle parle de « grande désorganisation », mais ne répond pas au président quand il insiste pour savoir s’il y a des textes régissant la mention « Fabriqué en Corse ».
La défense tente, en vain, de la prendre en défaut. La partie civile et le procureur s’en mêlent. La discussion glisse et sombre dans des considérations techniques que plus personne ne comprend. On nage en pleine confusion. La salle se dissipe et n’écoute plus. Finalement, le président clôt les débats et ordonne une suspension de séance.
 
Des producteurs inquiets
L’audience reprend avec les plaidoiries très courtes des parties civiles.
L’avocat de l’INAO (Institut national des appellations d'origine), Me Ange-Laurent Bindi, demande 50 000 € de dommages et intérêts pour « le préjudice matériel et moral que subit l’INAO qui se bat depuis des années sur des choses simples. Et tout s’effondre ! La Fromagerie Ottavi a toujours été très importante en Corse. C’est une référence ! C’est vraiment un drame et c’est toute la filière qui est touchée, si c’est vrai ! ».
Autre partie civile, le syndicat des producteurs de fromages fermiers, Casgiu casanu, craint l’amalgame, que l’image de marque des petits producteurs ne pâtit de cette mauvaise publicité. Il demande 10000 € de dommages et intérêts et la publication du jugement dans la presse.
Si le syndicat Via Campagnola se porte aussi partie civile, il ne demande pas d’argent et rappelle qu’il a dénoncé les importations de lait depuis 2007 pour justement éviter la confusion des genres.
Enfin, l’association, FO Consommateurs, qui entend défendre l’intérêt collectif et l’abus de confiance sur les acheteurs, demande 3000 € de dommages et intérêts.
 
Une infraction caractérisée
Dans un réquisitoire mesuré, l’avocat général pointe « des erreurs et des dysfonctionnements graves qui jettent le discrédit sur une filière ». Pour lui, le maitre-mot est : « la traçabilité » ou plutôt son absence. Il stigmatise le refus de coopérer au contrôle de l’Etat, alors, dit-il, que « le contrôle a servi puisque la fromagerie a fait des progrès dans son fonctionnement ». Il s’insurge contre « l’étiquetage approximatif et l’origine non différenciée des laits. Vous mentez à vos clients, à vos éleveurs, aux consommateurs ! ». Et, surtout, contre le coup porté à l’image de l’AOP Brocciu, « un produit phare de l’agriculture laitière corse ». Il ne comprend pas comment les professionnels de la filière peuvent, à la fois, se battre pour le label AOP « tout en profitant lâchement du dysfonctionnement interne d’un syndicat et continuer à vendre l’AOP Brocciu sans cahier des charges. Ce n’est pas un fromager responsable qui peut vendre de l’AOP car il ne sait pas quel est le lait qui entre dans la fabrication de son fromage ». Jugeant l’infraction caractérisée, il requiert une amende de 16 850 € pour les 3370 factures incomplètes et 60 000 € avec sursis pour l’ensemble des autres délits.
 
Pas d’éléments à charge
La défense va s’efforcer de montrer que la volonté de frauder n’est pas établie. « Il ne faut pas se tromper de procès. On n’est pas ici pour juger du bien-fondé des importations de lait et pour se livrer à des règlements de compte au sein de la profession », prévient, d’emblée, Me Gilles Boin. Avant de plaider l’absence de trois éléments essentiels et de reprendre point par point son argumentation technique. Pour lui, l’élément matériel ne peut être retenu car aucun fait ne le caractérise. L’élément légal s’efface dans le flou de la définition de la traçabilité. L’élément intentionnel tombe puisque « la fromagerie a utilisé la procédure et les documents mis en place par le syndicat AOP et que l’utilisation du lait importé dans le brocciu n’est pas prouvé. Le lait du brocciu étant de seconde main, rien ne permet d’établir quel est le lait utilisé ». La défense plaide le rejet des demandes des parties civiles en s’interrogeant : « Où est le préjudice des parties civiles ? » et la relaxe pour défaut d’éléments.
Réponse le 8 janvier.
 
N.M.