De loin, on savait qu’il était à la tâche, trahi par le tintement particulier du marteau sur l’enclume. A cent mètres à vol d’oiseau sur le chemin de la Navaggia, nous comptions les coups portés sur le fer et ceux plus cristallins qui frappaient l’enclume lui donnant un souffle de repos avant d’amplifier le mouvement suivant qui devait aplatir la lame surchauffée. Il écrasait, courbait, allongeait, façonnait à longueur de journée. Arrivés devant sa forge, nous le regardions tirer sur la poignée de la chaîne qui actionnait le gigantesque soufflet pour porter le charbon à incandescence maximale afin de rougir puis blanchir le métal.
Au bruit métallique succédait l’odeur de la corne fumante des sabots des mules et mulets qu’il ferrait au milieu de la route de Carbini devant sa forge. Cette habitude de se placer sur la voie publique avait aiguisé l’imagination de certains oisifs qui n’avaient d’autre charge que de passer le temps. Et comme on dit chez nous : « Chi posa mali pensa », ils avaient tout loisir pour songer à l’impensable. Les jours de grand brouillard, ils lâchaient des pneus de camion depuis le virage de l’église, deux cent mètres en amont de la forge. Simonu ne voyait arriver cet intrus redoutable que lorsqu’il percutait violemment l’équidé qu’il était en train de ferrer.
U stazzunaghjiu était un athée notoire. Très connu pour jurer bruyamment en temps ordinaire, imaginez la rage qui s’élevait dans les nuages les jours de brume. Il partait dans des colères terribles à faire frémir le Divin. C’est à lui qu’il s’en prenait pour dénoncer tous les ratages du monde. Même le passage d’une procession ne parvenait à le détourner de son travail. Lorsqu’elle défilait devant sa porte, il redoublait de vigueur en tapant plus fort sa ferraille pour couvrir le murmure des prières ou les envolées des cantiques. Et si quelqu’un tentait de lui suggérer de respecter le passage d’un saint, il répondait que ce n’était pas lui qui allait lui assurer le pain quotidien.
A l’image de M. Ange u scarparu son voisin, Simonu était un travailleur acharné mais l’un était calme et l’autre fulminant. Ils ont traversé une vie de labeur qui ne connaissait pas le loisir, toujours fiers de la belle ouvrage et de la tâche accomplie… laissant l’impression d’une réussite misérable.
Aujourd’hui, les volets de leurs ateliers sont noircis par le temps, définitivement clos, j’ai voulu par ces lignes les ramener à la vie quelques instants. Une petite pensée me traverse encore l’esprit lorsque je passe devant leurs maisons. Après le départ de notre génération, ces artisans de naguère seront définitivement noyés dans l’oubli.
Et ce ne sera pas « la sétéman qui vient » comme disait le scarparu que l’on entendra à nouveau la musique cadencée du marteau sur le fer et l’enclume.
Simon DOMINATI