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Jacques Follorou : "L’État reconnaît enfin la réalité d’un système mafieux en Corse"


Michela Vanti le Samedi 1 Mars 2025 à 12:22

Jamais encore un colloque antimafia n’avait été organisé en Corse. À Cargèse, le collectif Massimu Susini ouvre un espace de réflexion inédit sur la lutte contre le crime organisé. Un débat qui se tient au lendemain de l’adoption par l’Assemblée de Corse d’un rapport sur le sujet, et alors que le ministre de la Justice annonce un renforcement judiciaire exceptionnel sur l’île. Mais ces mesures sont-elles suffisantes ? Invité de cette première rencontre, Jacques Follorou, journaliste d'investigation et auteur de plusieurs ouvrages sur la criminalité organisé , décrypte pour CNI l’évolution du crime organisé en Corse, ses liens avec l’économie locale et les freins politiques à une action efficace de l’État.



Jacques Follorou. Archives CNI
Jacques Follorou. Archives CNI

A quoi ressemble la criminalité organisée en Corse en 2025 ?
La situation reste globalement la même depuis le milieu des années 2000, après la chute des deux principaux clans, la Brise de Mer en Haute-Corse et le clan de Jean-Jé Colonna en Corse-du-Sud, entre 2006 et 2009. Aujourd’hui, plusieurs petits groupes criminels cohabitent, avec des ramifications dans le monde économique et parfois politique. Ces structures peuvent nouer des alliances, dialoguer et s’associer, mais aussi s’affronter en fonction des rapports de force du moment.
 

Comment fonctionne aujourd’hui le crime organisé en Corse et en quoi se distingue-t-il des autres modèles mafieux ?
Le propre du système criminel corse, et ce qui le distingue d'autres modèles mafieux, c'est sa polyactivité criminelle. Contrairement à ce qu'a pu affirmer Roberto Saviano, il y a bien un trafic de drogue, mais il n'est pas massif. À côté, toute une activité d'extorsion, une prédation sur les marchés publics, et surtout un contrôle social par la terreur s'exercent sur l’environnement des collectivités où ces groupes criminels sont implantés.
Ces groupes criminels disposent d'une double façade : d'un côté, une légitimité apparente, parfois même avec des mandats électifs et de l’autre une capacité de violence qui pèse sur la population. Leurs alliances sont mouvantes, mais certaines équipes dominent Ajaccio, Propriano, Bastia, la Balagne et la plaine orientale. Le système bicéphale entre la Brise de Mer et le clan Colonna a disparu. Pourtant, même si les fondateurs de cette mafia corse, relativement récente, ne sont plus là, le système continue de fonctionner et son emprise sur le territoire, la politique et la société s’est enracinée. Meme si aujourd’hui, la parole se libère. L’émergence des collectifs anti-mafia en 2019 a marqué une rupture. Ils sont désormais entendus par les institutions et par l’État. La tenue de ce colloque à Cargèse, réunissant les deux procureurs et le préfet, en est la preuve : la question est aujourd’hui prise au sérieux au plus haut niveau. Un problème criminel existe en Corse.
 

Comment la mafia corse a-t-elle pu prospérer ?
Les raisons sont multiples et remontent aux années 1980. À cette époque, l’État était principalement concentré sur la lutte contre la violence nationaliste, sous-estimant ainsi l’émergence d’une criminalité organisée. Cette prise de conscience tardive a permis au banditisme de se structurer progressivement en un véritable système mafieux.
Le cadre légal français, peu adapté à la lutte contre ce type d’organisation, a également joué un rôle. Dans un pays jacobin où l’État est perçu comme l’unique autorité, magistrats et élus avaient du mal à concevoir qu’une puissance parallèle puisse remettre en cause sa souveraineté.
En Corse, la société civile a aussi été un terreau favorable. L’insularité, l’identité, la famille et les logiques claniques ont parfois été détournées au profit de ces réseaux criminels. À cela s’ajoutent les représentations véhiculées par les médias, la littérature et le cinéma, qui ont souvent contribué à forger une image folklorique du « voyou », occultant la réalité d’une violence imposée à l’ensemble de la société. Aujourd’hui, ce système est profondément enraciné.
 

L’Assemblée de Corse a présenté un rapport sur les dérives mafieuses lors d’une session spéciale. Est-ce une réelle prise de conscience de l’exécutif ou un simple texte de circonstance ?
Le fait que l’Assemblée de Corse ait dédié une session entière à cette question est un geste fort sur le plan symbolique. Cela traduit une reconnaissance officielle de l’ampleur du problème par les élus, à commencer par le président de l’Exécutif, Gilles Simeoni. Cependant, si le constat sur la présence du crime organisé est partagé, certaines propositions de l’État, qui pourraient constituer des outils efficaces, sont rejetées par les élus corses. Parmi elles, la création d’un parquet national dédié à la criminalité organisée ou encore la réforme du statut des repentis, deux mesures ayant pourtant fait leurs preuves en Italie. L’Assemblée s’y est opposée, adoptant ainsi une posture paradoxale : afficher une volonté de lutte tout en marquant une forme de réserve.
Un positionnement d’autant plus contrasté que Leoluca Orlando, ancien maire de Palerme et invité d’honneur de cette session, a insisté sur la nécessité d’une intervention étatique forte et de la mise en place d’institutions adaptées pour rééquilibrer le rapport de force face à la mafia. D’un côté, on affirme vouloir combattre le crime organisé ; de l’autre, on refuse des outils juridiques éprouvés.

Que révèle cette session sur l’évolution du rapport de force entre l’État, le pouvoir insulaire et la société corse ?
L’analyse de cette session laisse entrevoir plusieurs enjeux : une initiative volontariste de l’État à un moment où le pouvoir politique insulaire, après dix ans de gouvernance, semble fragilisé ; une prise de conscience qui coïncide avec la montée du ras-le-bol de la société civile face à la violence ; et, peut-être, des deals politiques entre Gilles Simeoni et Gérald Darmanin. Une chose est sûre : il s’est passé quelque chose d’inhabituel hier à l’Assemblée de Corse.


Gérald Darmanin a annoncé des mesures d’exception pour lutter contre la criminalité organisée. Pensez-vous qu’elles sont à la hauteur des enjeux ?
C'est une prise de conscience importante de l'État et de l'exécutif français. Pour la première fois, il est officiellement reconnu que la criminalité organisée en Corse relève d'un véritable système mafieux. La création d’un pôle spécialisé, composé de magistrats, d’enquêteurs et de greffiers exclusivement dédiés à cette problématique, en est la preuve. Un tel dispositif n’existe nulle part ailleurs en France, ce qui marque une reconnaissance explicite de la spécificité du problème corse.
Depuis 25 ans que je travaille sur ce sujet, c’est la première fois que l’État admet cette réalité et réagit en conséquence, en mettant en place une structure adaptée. Reste à voir si ces annonces seront suivies d’effets. L’histoire a montré que d’autres initiatives ont été lancées par le passé, mais que l’action de l’État a souvent manqué de constance, laissant ces mesures s’éroder avec le temps. Si ces nouvelles dispositions ne sont pas appliquées sur le long terme, elles risquent de rester lettre morte.
C’est néanmoins un signal fort. L’État reconnaît l’ampleur du préjudice subi par la société corse. Il doit désormais rétablir son autorité sur le tissu économique local, opposer une réponse ferme à la violence criminelle et convaincre les Corses que la loi républicaine, et non celle des armes, doit prévaloir.

L’omerta est souvent perçue comme un verrou infranchissable. En Corse, repose-t-elle uniquement sur la peur ou y a-t-il d’autres mécanismes en jeu ?
Il existe un véritable paradoxe autour du silence. D’un côté, l’omerta est une réalité, notamment dans les procédures judiciaires. Le statut de repenti, tel qu’il est conçu aujourd’hui, ne garantit pas une protection efficace à ceux qui voudraient parler. Une personne issue d’un réseau criminel sait qu’en témoignant, elle met sa vie en danger sans assurance d’être protégée. « Beaucoup se disent : je voudrais dénoncer parce que je n’en peux plus, aider la justice, mais si derrière elle n’est pas capable de me protéger, alors je ne le fais pas. »
De l’autre, la mafia corse repose en grande partie sur un contrôle social et psychologique. Pour que cette emprise fonctionne, l’effet de terreur doit être perceptible : c’est ce qui empêche les gens de dénoncer, de résister, ou de refuser certaines affaires. Ce système repose donc sur une contradiction : la terreur ne peut exister sans une forme de visibilité. Dans les villages, on entend souvent dire « tout le monde sait », et ce n’est pas faux. Un clan qui élimine un rival doit le faire savoir pour asseoir son autorité. Ainsi, le crime organisé corse impose la loi du silence tout en ayant besoin de montrer sa puissance.
 

Dans vos enquêtes, vous avez mis en lumière l’infiltration du crime organisé dans l’économie légale. Quelles sont aujourd’hui les principales portes d’entrée de la mafia corse dans l’économie insulaire ?
La principale forme de prédation repose sur le contrôle des marchés publics. Il existe un phénomène d'entente entre certaines entreprises, au sein desquelles des groupes criminels sont présents. Ces derniers parviennent à s’imposer dans les appels d’offres en nouant des alliances avec certains acteurs économiques. Pressions, menaces ou arrangements faussent ainsi la concurrence et entraînent un surcoût considérable pour la collectivité.
L’un des exemples les plus frappants reste celui du chantier du nouvel hôpital d’Ajaccio. L’enquête a révélé l’existence, en parallèle de la commission d’appel d’offres officielle, d’une instance informelle réunissant les principaux criminels insulaires, y compris certains issus des milieux nationalistes. Les prix y ont été négociés et multipliés par trois. C’est une illustration flagrante des mécanismes de prédation à l’œuvre.

Mais ce n’est pas le seul secteur infiltré. L’extorsion constitue une autre porte d’entrée. Certains groupes disposent de relais au sein des tribunaux de commerce, leur permettant d’identifier les établissements en difficulté. Ces informations leur offrent l’opportunité de racheter des fonds de commerce à bas prix, souvent sous pression. Par ailleurs, dans certains secteurs prospères, ils imposent des associations à moindre coût aux propriétaires, les contraignant à composer avec eux.
Un autre domaine particulièrement ciblé est le commerce des cafés et restaurants. Certains groupes criminels imposent leur propre réseau de distribution, obligeant les professionnels à s’approvisionner auprès d’eux. De manière plus générale, dès qu’un secteur génère de la richesse, des individus disposant des moyens d’imposer leur domination par la menace ou la force finissent par s’y intéresser.
Mais la coercition ne passe pas toujours par les armes ou les intimidations directes. Dans bien des cas, il suffit d’un nom prononcé pour que la victime comprenne qui se trouve derrière et quelles pourraient être les conséquences d’un refus. C’est ainsi qu’un système de terreur s’installe. Ce que l’on qualifie de « système mafieux », c’est en réalité un régime totalitaire implicite : tout le monde en connaît les rouages, mais personne n’ose s’y opposer.


L’ancien préfet de Corse, Amaury de Saint-Quentin, a affirmé que “le crime organisé imprègne l’intégralité de la société corse”, y compris les services de l’État. Une déclaration d’une telle ampleur, venant d’un haut représentant de l’État, change-t-elle la donne ?
C’est une reconnaissance importante. Il est essentiel de décrire la réalité telle qu’elle est. Cette déclaration rappelle que le crime organisé insulaire dispose de ressources financières conséquentes et que, face à cela, certains fonctionnaires ou administratifs en difficulté peuvent être tentés par la corruption. Le système mafieux, intelligent et structuré, ne cherche pas à entrer en confrontation directe avec l’État, mais plutôt à l’infiltrer pour se protéger et maintenir la police et la justice à distance.
Toutefois, si ces propos sont significatifs, ils ne suffisent pas à eux seuls. Ils permettent de prendre conscience de l’ampleur du problème, mais l’État doit aussi mettre en place des institutions et des moyens concrets pour lutter efficacement contre ce phénomène. D’ailleurs, hier, le ministre de la Justice a annoncé un nouveau dispositif : la mise en place d’un processus d’habilitation pour les personnels dédiés à la lutte contre la criminalité organisée, des agents pénitentiaires aux magistrats en passant par les greffiers. Une manière pour l’État de se protéger tout en assurant la sécurité de la population dont il a la charge.

 

Quel rôle jouent les collectifs citoyens dans cette lutte contre la mafia en Corse ?
Les collectifs citoyens occupent une place croissante dans cette lutte. Leur voix ne faiblit pas, au contraire, elle prend de l’ampleur et s’impose de plus en plus dans le débat public. Leur engagement aux côtés des institutions pourrait bien devenir un levier essentiel pour combattre le crime organisé en Corse. Démonter l’emprise mafieuse passe par une mobilisation de la société elle-même, et ces collectifs en sont l’un des moteurs. Actifs sur le terrain politique, ils participent à l’élaboration d’amendements, interviennent dans le débat public et dialoguent avec les services de l’État. Leur objectif est clair : briser un pouvoir criminel qui inspire encore plus de crainte que la police et la justice.