Le déguisement vise à débarrasser la langue des oripeaux qui la rendent "méconnaissable", de lui restituer une apparence plus "convenable". Ou plus juste, appropriée, seyante, orthodoxe, adéquate, harmonieuse, classique, traditionnelle... Ou (politiquement) correcte. Le Bûcher des Vanités
Malheureusement, le résultat est souvent contraire au but recherché, d'autant que chacun a sa propre conception de ce qui est corse ("sputicu"). Il s'agit essentiellement de gommer les traits qui semblent trop français, ou trop italiens, ou pas assez. Or la plupart des "normalisateurs" ne connaissent pas suffisamment ces langues dans leur diversité et leur évolution pour en faire un modèle. Nombre de structures apparemment "françaises" sont censurées pour "défaut d'italianité", alors qu'elles sont conformes notamment à l'italien ancien. La prise en compte raisonnée de l'usage corse (oral et écrit, ancien ou moderne) suffirait pour éviter les bévues les plus grossières. Or l'usage est le grand absent de toutes les grammaires, de tous les dictionnaires corses, et en général des publications qui visent à intervenir sur la langue pour la ramener dans le droit chemin.
Ainsi c'est l'usage dans son ensemble qui est voué aux gémonies par les censeurs, comme les condamnés à mort dans la Rome antique, ou au "Bûcher des Vanités" comme les livres immoraux à l'époque du moine prédicateur Jérôme Savonarole.
Sfarente: pas assez italien
Si le spectre du gallicisme est omniprésent, certaines formes sont condamnées uniquement parce qu'elles ne coïncident pas avec l'italien. Tel auteur (P.Colombani dans la revue "A Viva Voce") note que l'adjectif corse "sfarente" sous cette forme "n'appartient pas au lexique de sa région" et que l'emploi de "cet étrange vocable" a pour seul but "de se détacher de l'italien":
- "Sfarente. "Que nos lecteurs italiens (et même de nombreux Corses) ne se laissent pas épouvanter par cet étrange vocable. Il a fait fureur toutes ces dernières années durant lesquelles il était utilisé avec le sens de "differente".
...
Alors, me direz-vous, pourquoi cet étrange succès? La réponse est à rechercher dans la volonté d'utiliser des termes considérés (à tort ou à raison d'ailleurs) comme plus authentiques, plus corses. En bref, il s'agit de se détacher de l'italien..."
A côté de sferente, on trouve aussi disferente en corse (G.Leoni, cf. en italien disferenziare) ce qui permet d'expliquer cette variation comme une alternance bien connue des suffixes dis- et s-, par exemple dans scurdà, et discurdà.
Ce type d'alternance est d'ailleurs attesté en italien (scordare et discordare, DEI), les formations en s- étant considérées comme "un tipo di composizione toscana" (Rohlfs). C'est pourquoi on trouvera "étrange" de disqualifier l'emploi en corse de constructions objectivement très proches de l'italien ancien ou du toscan, au motif qu'elles s'éloignent de l'italien "officiel".
Mais qu'importe la réalité de la langue, pourvu qu'on ait l'ivresse de l'affirmation idéologique.
Imparfait trop gaulois et indéfinis pas assez singuliers
On trouve aussi ici et là dans certains ouvrages récents des remises en cause salutaires. L'emploi de l'indicatif au lieu du subjonctif dans "l'expression de l'hypothèse", jusqu'ici condamné dans toutes les "grammaires", est admis dans "La langue corse en 23 lettres" (Gaggioli):
- "Sì t'eri d'accordu, i pudariamu apre subitu i rigali: Contrairement à ce que l'on peut penser au premier abord, il n'est pas certain que cette troisième construction soit un gallicisme…"
- "Calchì peut signifier quelques ou quelque, mais veut toujours le singulier"
Nous observons depuis des décennies qu'il n'y a aucune raison de sanctionner les expressions citées, ainsi que beaucoup d'autres qui sont partie intégrante du corse. Si elles continuent d'être sanctionnées, c'est par ignorance, de l'usage d'abord (oral et écrit), ou parce que les grammairiens corses ignorent, volontairement ou pas, les travaux qui apportent des arguments contraires. Ou bien parce qu'ils ne peuvent résister au plaisir de "casser du gaulois" avant toute analyse. On a observé que la "foire d'empoigne est typique de ce qu'on peut trouver chez les politiques", mais pas seulement (http://www.expressio.fr/
- "Chez les expressionautes aussi, comme moi d'ailleurs qui aurai ce soir la chance de leur arracher l'avantage de commenter la 1ère. Expressio.fr est donc un bon exemple d'une foire d'empoigne et pas des moindres. Il suffit en effet d'imaginer un obsédé empoignant, donc agrippant, non une rondeur féminine mais une expression(je dis bien une expression) passant à portée."
La foire d'empoigne est donc aussi typique des "grammairiens" engagés, qui tirent vanité à être les premiers à condamner tout corps (apparemment ou effectivement) étranger à la langue, ou en se joignant à la meute, à hurler avec les loups pour condamner toute atteinte (réelle ou supposée) à la pureté originelle.
Langue corse: en même temps foire d'empoigne et "foire aux vanités". Le roman de Thackeray met en scène des personnages qui n'ont aucun scrupule à violer tous les principes moraux pour arriver à leurs fins. Dans le domaine de la "normalisation" forcée de la langue corse, tout se passe comme si la vanité suprême consistait à acquérir une réputation de savant, quitte à violer ou occulter l'usage qu'on prétend promouvoir.
Afin de ne pas en rester aux considérations génériques et aux déclarations d'intention, il serait utile de fournir aux personnes intéressées des exemples concrets. Les cas où un usage corse est condamné (parfois à tort) par les grammaires sont légion. Pour ne pas abuser de l'espace d'expression qui m'est concédé, je souhaiterais me limiter à donner mon avis sur les questions soulevées par les internautes. Afin que cette rubrique, si on veut bien considérer qu'elle a un intérêt, ne reste pas un monologue. "La langue est un objet trop sérieux pour qu'on la laisse aux seuls linguistes".
Ce serait une manière de permettre à chacun d'apporter sa contribution, directe ou indirecte, au moment où se mettent en place le "Conseil de la langue corse" et "L'Accademia Corsa di i Vagabondi".
ET IN CORSICA PAX HOMINIBUS BONAE VOLUNTATIS …
J. CHIORBOLI, Décembre 2012