Michel Castellani, professeur d'économie à l’université de Corse, élu territorial de Femu a Corsica, conseiller municipal d'Inseme per Bastia.
- Quel regard portez-vous sur l’économie corse ?
- L’analyse est peu réjouissante. Elle peut se résumer par ses conséquences sociales : 18 200 chômeurs, 30 000 personnes vivant sur les marges d’une vie matérielle normale… L’activité économique de notre île est caractérisée par des déséquilibres majeurs. D’abord, entre les activités productives très marginalisées et les activités de service. Parmi ces dernières, la place des emplois administrés est considérable : 40% de la population active relève du tertiaire non marchand… Il n’est, donc, pas surprenant que la richesse par habitant s’établisse à 26 000 € contre 32 000 € en moyenne métropolitaine.
- Quel est l’autre déséquilibre ?
- Il concerne les échanges extérieurs. La Corse, dont je rappelle qu’elle a été, durant des siècles et jusqu’à la guerre de 1914-18, exportatrice vers Rome, Pise et Gênes, est devenue matériellement dépendante. Le déficit commercial est considérable, sans doute à hauteur de 40 % du PIB (Produit intérieur brut). Dans ces conditions, il devient impossible d’avoir des circuits macro-économiques efficaces et, par conséquent, une vie sociale décente.
- Au total, comment se répartit la population active ?
- Le secteur primaire est limité à 3% des actifs. Ce qui en dit long, à la fois, sur l’érosion qu’a subi cette société traditionnellement de bergers et de paysans et sur l’impact très relatif des politiques de mise en valeur et de soutien aux activités rurales… Avec 6 % des actifs, le secteur secondaire est véritablement marginal, ce qui est révélateur de la faiblesse productive. Au contraire, le BTP, avec 12 % des actifs, et surtout les services, qui totalisent 8 emplois sur 10, sont surdimensionnés. Près de 49 000 personnes travaillent dans les services marchands et 46 000 dans le secteur public !
- Comment expliquez-vous ces déséquilibres ?
- Quand on est une zone périphérique, de surcroit séparée du centre par une étendue marine, il ne faut pas s’attendre à mieux ! Globalement, la Corse est un marché final et captif. Historiquement, tout a concouru à ce résultat. La domination des structures publiques et privées continentales, la capture des transports par l’armateur marseillais, le retard en formation et en infrastructures, le statut douanier de 1818-1912 qui a contribué à nous marginaliser plus encore, l’effet désastreux de la première guerre mondiale… La solution a été l’émigration.
- Avec quels effets ?
- La Corse, qui comptait 300 000 habitants au début du 20ème siècle, était retombée à 165 000 habitants avant l’arrivée des Pieds Noirs. La population résidente était, par ailleurs, aspirée par les deux villes ports : Bastia et Ajaccio. Du coup, toute la zone rurale, qui rassemblait l’essentiel de la population jusque là, s’est littéralement vidée des 8/10ème de son peuplement. Fait aggravant, les grands travaux d’aménagement des années 60 et 70 ont été menés au bénéfice d’intérêts extérieurs. Loin de générer de l’auto-développement comme ils auraient du le faire, ils ont alourdi la dépendance humaine et technique. Pour résumer, les moteurs très défavorables de l’histoire ont conduit à ce bilan négatif.
- Tout est-il si noir en Corse ?
- Dans le commerce, le privé, l’administration, le tourisme ou le BTP, existent de confortables situations. Le système, même déséquilibré et pénalisant, génère des profits non négligeables. Par contre, les faiblesses se payent inévitablement. Le blocage de développement pèse sur nombre d’entreprises locales qui se heurtent à de redoutables concurrents bien installés. L’hémorragie, liée au déficit des échanges, se paye en termes de salaires et de volume global d’emploi. Dans notre île, fonctionne un mode de société duale, différente de celle décrite dans les pays du Tiers Monde, mais réelle.
- Qu’entendez-vous par « hémorragie » ?
- En gros, le système macro-économique est le suivant : la Corse apparaît comme une grande machine à recycler les capitaux. Les principaux flux d’entrée sont liés aux investissements extérieurs, aux traitements des fonctionnaires, aux revenus du tourisme et à un peu d’export, aux transferts privés et - hélas ! - aux ventes de patrimoine. Une bonne part de ces revenus repart sous forme de taxes et d’impôts, ce que l’opinion continentale méconnait volontiers, mais aussi sous forme d’achats de services (tourisme, études ou soins hors de l’île) et surtout d’achats de biens. Le problème est que les flux d’entrée sont incomparablement plus élevés que nos exportations. Ce qui se traduit par des sorties monétaires importantes, avec des conséquences induites sur la vitalité économique et sociale…
- Quelle analyse faites-vous de cette économie résidentielle qui fait l’actualité ?
- Ce que l’on appelle économie résidentielle est une spécialisation territoriale reposant sur de continuels transferts financiers et humains et une faible contribution locale. Dans la mesure où il ne supporte pas de rupture de circuit, ce modèle est vulnérable et fort dépendant de la conjoncture. Sauf exception, il est incapable de doter les terroirs d’accueil d’un niveau de vie élevé et surtout d’une vie sociale saine. A notre sens, le contre-venin indispensable réside dans le recentrage des activités et la conquête partielle du marché intérieur. Un développement autocentré, en somme.
- Comment tenter d’améliorer la situation ?
- Il n’y a pas de baguette magique. D’autant que le contexte global est peu porteur, pour ne pas dire catastrophique. Il faudrait travailler sur les fondamentaux : la formation, les infrastructures, la mobilisation de l’épargne privée en direction de l’investissement productif et de la reconquête partielle du marché intérieur, comme cela a été tenté avec un certain succès dans l’agroalimentaire par exemple… Le secteur public doit accompagner cette stratégie en ciblant mieux les budgets sur l’investissement, en améliorant la maîtrise des transports et de la production d’énergie renouvelable.
- La stratégie du « Big push* » peut-elle s’appliquer à la Corse ?
- Personnellement, je ne crois guère qu’une stratégie de « Big push » soit possible, ni d’ailleurs souhaitable. Je pense plutôt qu’une conjonction de multiples actions individuelles finit par porter des résultats. Surtout sur une population de 310 000 personnes à qui sont épargnés les immenses retards en matière de santé, d’infrastructures et de formation, que connaissent, malheureusement, bien des pays du Sud.
Propos recueillis par Nicole MARI
* La stratégie du « Big push » est une stratégie de développement économique des pays pauvres, répandue dans les années 50. Elle considère que les pays les plus pauvres sont enfermés dans une trappe à pauvreté et que, seul, un effort massif d'investissement, financé par l'aide internationale, peut leur permettre de décoller.
- L’analyse est peu réjouissante. Elle peut se résumer par ses conséquences sociales : 18 200 chômeurs, 30 000 personnes vivant sur les marges d’une vie matérielle normale… L’activité économique de notre île est caractérisée par des déséquilibres majeurs. D’abord, entre les activités productives très marginalisées et les activités de service. Parmi ces dernières, la place des emplois administrés est considérable : 40% de la population active relève du tertiaire non marchand… Il n’est, donc, pas surprenant que la richesse par habitant s’établisse à 26 000 € contre 32 000 € en moyenne métropolitaine.
- Quel est l’autre déséquilibre ?
- Il concerne les échanges extérieurs. La Corse, dont je rappelle qu’elle a été, durant des siècles et jusqu’à la guerre de 1914-18, exportatrice vers Rome, Pise et Gênes, est devenue matériellement dépendante. Le déficit commercial est considérable, sans doute à hauteur de 40 % du PIB (Produit intérieur brut). Dans ces conditions, il devient impossible d’avoir des circuits macro-économiques efficaces et, par conséquent, une vie sociale décente.
- Au total, comment se répartit la population active ?
- Le secteur primaire est limité à 3% des actifs. Ce qui en dit long, à la fois, sur l’érosion qu’a subi cette société traditionnellement de bergers et de paysans et sur l’impact très relatif des politiques de mise en valeur et de soutien aux activités rurales… Avec 6 % des actifs, le secteur secondaire est véritablement marginal, ce qui est révélateur de la faiblesse productive. Au contraire, le BTP, avec 12 % des actifs, et surtout les services, qui totalisent 8 emplois sur 10, sont surdimensionnés. Près de 49 000 personnes travaillent dans les services marchands et 46 000 dans le secteur public !
- Comment expliquez-vous ces déséquilibres ?
- Quand on est une zone périphérique, de surcroit séparée du centre par une étendue marine, il ne faut pas s’attendre à mieux ! Globalement, la Corse est un marché final et captif. Historiquement, tout a concouru à ce résultat. La domination des structures publiques et privées continentales, la capture des transports par l’armateur marseillais, le retard en formation et en infrastructures, le statut douanier de 1818-1912 qui a contribué à nous marginaliser plus encore, l’effet désastreux de la première guerre mondiale… La solution a été l’émigration.
- Avec quels effets ?
- La Corse, qui comptait 300 000 habitants au début du 20ème siècle, était retombée à 165 000 habitants avant l’arrivée des Pieds Noirs. La population résidente était, par ailleurs, aspirée par les deux villes ports : Bastia et Ajaccio. Du coup, toute la zone rurale, qui rassemblait l’essentiel de la population jusque là, s’est littéralement vidée des 8/10ème de son peuplement. Fait aggravant, les grands travaux d’aménagement des années 60 et 70 ont été menés au bénéfice d’intérêts extérieurs. Loin de générer de l’auto-développement comme ils auraient du le faire, ils ont alourdi la dépendance humaine et technique. Pour résumer, les moteurs très défavorables de l’histoire ont conduit à ce bilan négatif.
- Tout est-il si noir en Corse ?
- Dans le commerce, le privé, l’administration, le tourisme ou le BTP, existent de confortables situations. Le système, même déséquilibré et pénalisant, génère des profits non négligeables. Par contre, les faiblesses se payent inévitablement. Le blocage de développement pèse sur nombre d’entreprises locales qui se heurtent à de redoutables concurrents bien installés. L’hémorragie, liée au déficit des échanges, se paye en termes de salaires et de volume global d’emploi. Dans notre île, fonctionne un mode de société duale, différente de celle décrite dans les pays du Tiers Monde, mais réelle.
- Qu’entendez-vous par « hémorragie » ?
- En gros, le système macro-économique est le suivant : la Corse apparaît comme une grande machine à recycler les capitaux. Les principaux flux d’entrée sont liés aux investissements extérieurs, aux traitements des fonctionnaires, aux revenus du tourisme et à un peu d’export, aux transferts privés et - hélas ! - aux ventes de patrimoine. Une bonne part de ces revenus repart sous forme de taxes et d’impôts, ce que l’opinion continentale méconnait volontiers, mais aussi sous forme d’achats de services (tourisme, études ou soins hors de l’île) et surtout d’achats de biens. Le problème est que les flux d’entrée sont incomparablement plus élevés que nos exportations. Ce qui se traduit par des sorties monétaires importantes, avec des conséquences induites sur la vitalité économique et sociale…
- Quelle analyse faites-vous de cette économie résidentielle qui fait l’actualité ?
- Ce que l’on appelle économie résidentielle est une spécialisation territoriale reposant sur de continuels transferts financiers et humains et une faible contribution locale. Dans la mesure où il ne supporte pas de rupture de circuit, ce modèle est vulnérable et fort dépendant de la conjoncture. Sauf exception, il est incapable de doter les terroirs d’accueil d’un niveau de vie élevé et surtout d’une vie sociale saine. A notre sens, le contre-venin indispensable réside dans le recentrage des activités et la conquête partielle du marché intérieur. Un développement autocentré, en somme.
- Comment tenter d’améliorer la situation ?
- Il n’y a pas de baguette magique. D’autant que le contexte global est peu porteur, pour ne pas dire catastrophique. Il faudrait travailler sur les fondamentaux : la formation, les infrastructures, la mobilisation de l’épargne privée en direction de l’investissement productif et de la reconquête partielle du marché intérieur, comme cela a été tenté avec un certain succès dans l’agroalimentaire par exemple… Le secteur public doit accompagner cette stratégie en ciblant mieux les budgets sur l’investissement, en améliorant la maîtrise des transports et de la production d’énergie renouvelable.
- La stratégie du « Big push* » peut-elle s’appliquer à la Corse ?
- Personnellement, je ne crois guère qu’une stratégie de « Big push » soit possible, ni d’ailleurs souhaitable. Je pense plutôt qu’une conjonction de multiples actions individuelles finit par porter des résultats. Surtout sur une population de 310 000 personnes à qui sont épargnés les immenses retards en matière de santé, d’infrastructures et de formation, que connaissent, malheureusement, bien des pays du Sud.
Propos recueillis par Nicole MARI
* La stratégie du « Big push » est une stratégie de développement économique des pays pauvres, répandue dans les années 50. Elle considère que les pays les plus pauvres sont enfermés dans une trappe à pauvreté et que, seul, un effort massif d'investissement, financé par l'aide internationale, peut leur permettre de décoller.