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Nanette Maupertuis : « Le tourisme ne peut pas être le seul moteur de l’économie corse ! »


Nicole Mari le Mardi 10 Septembre 2024 à 17:49

Rentrée politique difficile. Crise économique, financière et sociale. Saison touristique et BTP en berne. La présidente de l’Assemblée de Corse et professeur d’économie à l’Université de Corse, Nanette Maupertuis, livre à Corse Net Infos son analyse de cette rentrée morose, marquée par une grande incertitude sur tous les plans et le spectre de l’austérité. Dans ce contexte inquiétant, notamment pour l’île, l’élue de la majorité territoriale estime qu’il faut faire bouger les lignes, mettre en place une véritable stratégie d’adaptation des secteurs d’activité aux diverses transitions et tabler sur le capital humain. Elle réaffirme que l’économie corse ne peut se résumer, ni au tourisme, ni au BTP.



Nanette Maupertuis, présidente de l’Assemblée de Corse et professeur d’économie à l’Université de Corse. Photo CNI.
Nanette Maupertuis, présidente de l’Assemblée de Corse et professeur d’économie à l’Université de Corse. Photo CNI.
- Comment caractériseriez-vous cette rentrée ?
- La rentrée s’opère dans un contexte d’incertitude forte sur de nombreux plans. Une incertitude politique depuis les Européennes et la dissolution inattendue de l’Assemblée nationale, la période longue que nous avons connue avec l’absence de gouvernement et un gouvernement démissionnaire. Incertitude qui se poursuit, malgré la nomination de Michel Barnier au poste de Premier Ministre. Le fait qu’il soit issu des LR, parti minoritaire qui ne traduit pas le résultat des élections législatives, peut laisser penser que cette nomination ne réglera pas l’instabilité qui caractérise la France sur le plan politique. Une incertitude économique : les opérateurs économiques sont inquiets. Même si la Banque de France prévoit un ralentissement de l’inflation - 1,7% en 2025 contre 2,5% en 2024 et 5,7% en 2023 -, cette dernière a laissé des traces dans l’économie et le bien-être des ménages : accélération des défaillances d’entreprises, pertes de pouvoir d’achat… Les questionnements et angoisses sont nombreux. Les banques centrales vont-elles desserrer les taux ? La croissance repartira-t-elle avec un pouvoir d’achat regonflé par le ralentissement annoncé de l’inflation ? Plus globalement, un climat de confiance, si nécessaire à la reprise de l’investissement et de la vie économique, se réinstaura-t-il ? Enfin, une incertitude sur les finances publiques va peser fortement sur les collectivités.
 
- La loi de finances 2025 est déjà annoncé comme « le choc » de l’automne. C’est le budget de tous les dangers ?
- C’est sans aucun doute un motif majeur de préoccupation. On ne sait pas dans quelles circonstances politiques sera voté le budget de l’Etat 2025. On ne sait pas quel sera l’impact de ce contexte instable sur le financement des collectivités territoriales, alors même que, ces dernières années, la fiscalité locale a fortement reculé, augmentant la dépendance des collectivités aux décisions budgétaires nationales. On ne maîtrise pas l’impact de cette loi de finances sur le volume de la commande publique locale, sur l’action sociale ou culturelle, et sur les acteurs économiques. Le besoin de financement des collectivités françaises devrait, selon l’Etat, passer de 5,5 milliards d’euros à 10 milliards d’euros. Des premières orientations du projet du loi de finances, il semblerait que les outils financiers destinés aux territoires, comme le Fonds vert, soient réduits pour contribuer à l’effort budgétaire global. Cela constitue une alerte majeure, pas uniquement pour les finances des collectivités elles-mêmes, mais bien pour l’économie territoriale tout entière. Bref, tout le monde, ménages entreprises et collectivités locales, abordent cette rentrée dans l’attente et, comme vous le savez, en économie, l’incertitude, ce n’est jamais bon… La prudence est de mise, l’attentisme est général. On évoque une « promesse » d’austérité qui fait planer sur nous tous des lendemains qui chantent peu !
 
- Et la Corse dans ce contexte ? 
- Notre île n’échappe pas à cette conjoncture complexe et ses contraintes structurelles ne sont que renforcées. Les difficultés en matière de finances publiques, partagées par toutes les collectivités territoriales au niveau national, soulignées par Régions de France, sont exacerbées ici. Elles le sont notamment du fait du caractère profondément singulier de la structure de nos finances publiques, héritage de l’Histoire avec les arrêtés Miot ou la taxe sur les tabacs, comme de la géographie avec la Dotation de continuité territoriale. En périodes de troubles, d’urgence et d’équilibrage des budgets, les singularités sont rarement prises en compte… Ce sera notre rôle en cette rentrée budgétaire de nous assurer qu’elles le soient. Mais, sans possibilité d’autonomie budgétaire et fiscale, il nous est impossible de faire face au choc de l’inflation qui obère la Dotation de Continuité territoriale et la rend inadaptée à notre situation. Impossible aussi de créer de nouvelles ressources pour assurer le financement de nos politiques publiques, ou de penser de nouvelles incitations fiscales pour favoriser le développement durable de l’île dans ses dimensions environnementales comme sociales … Alors que les recettes stagnent ou baissent, les dépenses croissent en miroir de besoins, en particulier sociaux, toujours plus affirmés et nécessaires. Sans pacte budgétaire et fiscal nouveau, il risque d’être difficile de financer nos ambitions comme nos devoirs.
 
- Vous connaissez Michel Barnier que vous avez rencontré plusieurs fois à Bruxelles. Que vous inspire sa nomination ? Que faut-il en attendre pour la Corse et le processus d’autonomie ?
- La nomination de Michel Barnier, qui est un bon signal sur le plan européen, ne permet pas à ce stade de garantir, ni la réouverture d’un dialogue fécond entre la Corse et Paris, ni la certitude d’une avancée institutionnelle. Il nous faudra attendre la désignation des ministres et le discours de politique générale pour savoir si oui, la Corse sera dans l’agenda de ce gouvernement et comment. Pour l’heure, la dynamique du processus de Beauvau a été stoppée, aucune discussion n’a lieu sur les leviers institutionnels et fiscaux qui devaient permettre d’enclencher un nouveau cycle politique et une trajectoire de développement mieux maitrisé, tenant compte des défis que nous avons à relever. Evidemment, j’attends du Premier ministre qu’il reprenne le dossier corse et poursuive, dans le respect des accords pris dans le cadre du processus de Beauvau, le chemin de la révision constitutionnelle. De notre côté, nous continuerons, malgré le contexte incertain, à plaider pour la continuité des démarches engagées. Il en va de la parole de l’Etat et de la crédibilité de nos institutions.
 
- Le bilan de la saison touristique s’annonce très mitigé. Comment l’analysez-vous ?
- J’ai envie de vous répondre : le tourisme et le reste de l’économie ! Certes, le tourisme est un secteur essentiel mais, et je l’ai toujours dit, enseigné et écrit, il s’agit d’un des secteurs dont l’activité est des plus volatiles au monde ! Cela nul ne peut feindre de l’ignorer ! On l’a vu avec la crise du COVID. Ce secteur se caractérise par des cycles très marqués et une dépendance forte à la conjoncture extérieure. On notera d’ailleurs que lorsqu’il y a eu rebond en 2021, nous avions alors accompagné, avec la CDC et l’Etat, tous les acteurs de la filière avec un plan de relance exceptionnel négocié avec tous les socioprofessionnels, les saisons 2021 et 2022 furent très bonnes… On n’a entendu aucun commentaire ! Nous avons, pour l’instant, que les chiffres de juillet à disposition et les premiers du mois d’août pour l’aérien. Encore une fois : les comptes se font, en tourisme comme ailleurs, après la récolte, après la saison. Or elle n’est pas terminée. Depuis quelques années, la fréquentation augmente sur les ailes de saison. Les prévisions de septembre et octobre 2024 sont bonnes. Dès que les chiffres définitifs seront parus et stabilisés, une coordination de l’ensemble de la filière sera nécessaire pour bien établir le positionnement stratégique de la destination Corse, poursuivre la diversification des marchés et accroître la compétitivité hors prix. Je crois savoir que d’autres régions ont aussi souffert, que la concurrence d’autres destinations européennes est forte, que leur réglementation est plus adaptée à l’activité de ce secteur et surtout que les comportements ont changé. Côté demande, les visiteurs cherchent autre chose, ne consomment plus de la même façon - hébergement, restauration, loisirs -. Et notre offre est pléthorique ! Avec 40 000 meublés touristiques en plus des 1000 hôtels, camping et résidences de tourisme, ce sont au total près de 320 000 lits touristiques mis sur le marché. Tout cela mérite d’être discuté chiffres en main. Mais la démonstration a été faite que le tourisme ne peut pas être le seul moteur de l’économie corse. Et la démonstration est faite aussi que l’initiative privée a du mal à s’émanciper de l’intervention publique, alors même que ce secteur bénéficie déjà d’une externalité environnementale quasi gratuite.
 
- L’autre secteur phare de l’île, le BTP, ne semble aller guère mieux ?
- Le BTP va mal car les mises en chantier ont chuté. Les causes sont multiples : moins de crédit bancaire du fait de la hausse des taux d’intérêt. La pression foncière et la spéculation font augmenter le prix du m2, les terrains constructibles se raréfient. La commande publique est, elle-même, mise sous tension par la hausse des coûts des intrants du BTP. Tous les matériaux ont vu leur cours s’envoler depuis deux ans ! Je voudrais ajouter qu’il n’y a pas que le tourisme et le BTP qui doivent faire face à des aléas. Les agriculteurs aujourd’hui ne voient plus s’écouler aussi bien leurs productions, la fièvre catarrhale frappe nos troupeaux d’ovins, la sécheresse sévit. La souffrance est réelle dans ce secteur hautement stratégique pour les années à venir.
 
- Comment y remédier ?
- Il faut, à mon sens, une véritable stratégie d’adaptation de nos secteurs d’activité aux évolutions géopolitiques, démographiques, économiques, environnementales et sanitaires de ce monde. Nous avons des contraintes, mais aussi des atouts. De nouvelles perspectives s’ouvrent en matière d’agriculture comme de tourisme. Et je vois dans les capacités créatives de la jeunesse un réservoir d’idées et de projets. Cinéma, littérature, activités de pleine nature, recherche scientifique, tech… nous avons des pépites dans le domaine de la création. L’économie de demain est là ! Je ne dis pas que le tourisme, c’est fini ! Au contraire ! C’est un autre tourisme qu’il faut promouvoir et une manne précieuse à réinvestir. Au lieu de subir les aléas et de se complaire dans les atavismes, bougeons les lignes ! Sortons de ce scénario de la réserve d’indiens qui nous a été écrit depuis les années 1960. Si notre horizon temporel en tant que peuple corse n’est que la saison touristique, c’est que nous n’avons aucun avenir ! Je ne peux m’y résoudre. 
 
- C’est votre 4ème rentrée politique en tant que Présidente de l’Assemblée de Corse, n’est-ce pas la plus difficile ?  
- Sans aucun doute ! La rentrée de septembre 2021 était celle de la victoire et d’une excellente saison touristique travaillée depuis des mois avec tous les acteurs du tourisme pour assurer la reprise post-COVID. Donc, il y avait une part de facilité. La rentrée de septembre 2022 a été celle de l’ouverture du processus de Beauvau, suite à l’assassinat d’Yvan Colonna six mois plus tôt. Ce fut une rentrée lourde et grave, chargée d’attentes. La rentrée de septembre 2023 fut marquée par l’espoir d’une concrétisation de notre projet d’autonomie avec les engagements du Président de la République devant l’Assemblée de Corse le 28 septembre. Cette rentrée est définitivement la plus compliquée. Soyons honnêtes, elle voit s’accumuler les difficultés politiques, institutionnelles et économiques ! La vie politique est ainsi faite, mais ce n’est pas une fatalité. Vous savez, gouverner, c’est savoir faire face aux aléas de tous bords sans perdre sa boussole ! Pour notre majorité, nous arrivons à presque 10 ans d’exercice de responsabilité. Il est normal que les difficultés et les critiques existent.
 
- La majorité territoriale annonce un repositionnement politique. Comment doit-il s’opérer selon vous ?
- Je crois que notre ambition doit être réaffirmée et que nous devons, dans un échange clair, sincère et franc avec notre peuple, faire part des difficultés que nous connaissons, prendre notre part de responsabilité quand elles sont les nôtres et surtout repartir de nos priorités et de nos projets dans l’intérêt des Corses. Ne nous laissons pas aveugler par les « faux pas » électoraux et les éternels commentaires sur la saison ! Au contraire, il faut aujourd’hui plus qu’hier choisir nos combats. Replacer l’humain, la solidarité et le social au centre de chacune de nos actions. Le contexte actuel commande d’être près de ceux qui souffrent de la situation actuelle. De nombreux Corses vivent dans des conditions difficiles, ont du mal à se loger. Nous devons être avec eux. Il nous faut aussi rapidement concerter et échanger avec les acteurs économiques pour pallier les difficultés immédiates, collectivement identifier les enjeux de demain et accompagner les indispensables transitions. A moyen terme, notre investissement dans le domaine de la formation et des compétences doit être massifié. Le capital humain est essentiel pour faire fonctionner une économie, surtout de petite taille. Il est source de bien-être et d’émancipation. Et il nous faudra batailler pour des services de qualité, tant dans les transports que dans la santé. I Corsi, a so salute, a so terra, a so vita di tutti i ghjorni, sò sempre stati u nostru credu. Sur la gestion quotidienne, comme sur les ambitions institutionnelles de long terme, nous ne dévierons pas. Alors, en cette rentrée, comme je l’ai dit aux élèves que j’ai visités, comme je le dirai à mes étudiants de l’Università et à mes collègues élus de l’assemblée de Corse que je vais retrouver bientôt, regardons loin et travaillons ! 
 
Propos recueillis par Nicole MARI.