Cette polémique, même considérée comme mineure par le Président de la République, témoigne d'une évidence : le passé d'un pays se vit en tant qu'histoire, mais aussi par la trace qu'il laisse dans la conscience collective. Il est parfois difficile de le regarder en face. A ce titre, Philippe Pétain montre l’ambiguïté d'appartenir à deux chroniques, l'une claire, l'autre sombre. Et le projection de cette dernière abîme tout ce qui lui est antérieur. Ce n'est pas un hasard si le meilleur spécialiste de Pétain est un historien américain, Robert Paxton, qui a le privilège de pouvoir se tenir à distance de son sujet.
Pourquoi taxer Emmanuel Macron, comme cela a été dit, d'« errance mémorielle » ? Parce que, pour certains, une réhabilitation même partielle de Pétain, à l'époque de la résurgence de l'antisémitisme et de la progression un peu partout des tentations totalitaires, pourrait jeter le trouble. Le « traître et antisémite » (dixit Mélenchon) fait-il oublier le vainqueur de Verdun ? Honorer le soldat de 1914, est-ce absoudre le collaborateur de 1940 ?
Des blessures encore vives
Jusqu'en 1995, les Présidents faisaient déposer une gerbe sur la tombe du maréchal, à l'île d'Yeu. Puis ils ont préféré s'épargner une pression inutile. « La gloire de Verdun ne peut être oubliée et la honte de 1942 pas davantage », écrivait Mitterrand, et Chirac, plus tard, a employé presque les mêmes mots. 1942, c'est la rafle antisémite du Vel d'Hiv. A ce sujet, les chiffres globaux parlent d'eux-mêmes : sur les 80 000 juifs déportés (dont 1 000 enfants), 80% furent livrés par la police française. Pétain a été jugé et condamné – par des juges qui, soit dit en passant, avaient auparavant prêté serment au régime de Vichy...
Pour ses détracteurs actuels, on doit s'en tenir là, tourner définitivement la page du déshonneur, au besoin en amputant une part de la victoire si chèrement acquise. En France, les blessures sont encore vives et nuisent à l'impartialité, à la mise en perspective. A un moment, ne faire qu'expliquer les faits, c'est déjà trop, et il paraît nécessaire que le mythe de la Résistance généralisée jette le voile sur la collaboration – c'est presque une question de salut mental pour la nation qui peine à évacuer ses hontes.
Il faudra encore du temps pour un regard vraiment neutre, pour que l'histoire du XXe siècle et de ses conflits devienne, selon l'expression de Raymond Aron, « une réalité qui a cessé d'être. » En attendant, sa lecture et son rendu, dès lors qu'elle resurgit dans l'événement, dépendent des traditions confortablement établies, des subjectivités et des enjeux contemporains. Le 11 novembre, sur les huit maréchaux qui ont poussé l'Allemagne à la capitulation, un seul n'aura pas droit aux honneurs, sacrifié pour ne pas entamer la mémoire actuelle dans ce qu'elle s'est construit de positif.