Jean Castela, professeur d’histoire-géographie, responsable de la formation des Guides-conférenciers à l'Université de Corse et directeur de l'INEACEM.
- Pourquoi vous focalisez-vous sur ce thème de la navigation antique ?
- Nous recherchons tout ce qui permet de démontrer l’ouverture de la Corse dans le monde méditerranéen à toutes les époques. Il nous semblait intéressant d’éclairer les jeunes sur cette Méditerranée antique qui était un espace très ouvert. La Corse participait à cette Méditerranée à un niveau politique et commercial de manière beaucoup plus active qu’on ne l’imagine.
- C’est-à-dire ? De quelle manière y participait-elle ?
- A priori, domine plutôt la vision de pouvoirs grecs, étrusques ou phéniciens qui viennent en Corse et l’intègrent dans leur espace. Or, la Corse a une vie bien plus ancienne. Pendant la Haute-Antiquité, à l’époque archaïque entre le VIIIème et le Vème avant notre ère, on découvre que des sites, comme Mariana ou Aleria, sont, en fait, des villes corses où sont venues s’établir des communautés, souvent réduites, de marins grecs, étrusques ou phéniciens.
- Affirmez-vous qu’Aleria n’a pas, comme on le croit, été fondée sous le nom d'Alalié ou Allalia par des Grecs réfugiés de Phocée ?
- Absolument ! On entend souvent dire qu’Aleria, Allalia, a été fondée par les Grecs. C’est inexact ! En fait, Aleria est une ville corse, dont la fondation remonte au 1er millénaire avant notre ère. Dans cette ville préétablie sont venues, en deux temps, à partir de 565 avant Jésus Christ, s’installer des communautés grecques comme ce fut le cas à Marseille, c’est-à-dire en accord avec les populations indigènes. Elles ont passé un accord avec ces populations pour établir un comptoir commercial. On découvre, ainsi, que les Corses ont largement participé au grand commerce méditerranéen. C’est nouveau !
- N’était-ce pas une colonisation politique ?
- Non ! Le terme « colonisation » est mauvais. On l’emploie, mais c’est une mauvaise traduction d’un terme grec. Les textes d’Hérodote attestent que les Phocéens viennent relever une ville préexistante.
- Et, pour Mariana ?
- On a retrouvé récemment, à proximité du site de Mariana, un lingot de cuivre remontant à 1000 avant J.C. et provenant de Chypre. Cela signifie qu’il y a 3000 ans, un commerce à l’échelle méditerranéenne permettait d’échanger des lingots de cuivre. On peut, donc, en déduire qu’il y avait forcément, au niveau du delta du Golu, une communauté qui participait à ces échanges, bien avant l’arrivée des Grecs.
- Le colloque de la Société des sciences montre que notre île avait, à cette époque, une place économique et commerciale importante. Le confirmez-vous ?
- Oui. Sur deux aspects. D’une part, à la différence d’autres îles comme la Sardaigne ou la Sicile, la Corse a, toujours, été très riche en bois. Une richesse très recherchée par les peuples grecs, phéniciens et étrusques, notamment pour fabriquer les coques des navires. Notre île avait, aussi, un fort potentiel au niveau des métaux, comme le cuivre et le fer d’Antisanti, près d’Aleria. D’autre part, elle jouait un rôle stratégique majeur dans le commerce maritime par le canal de Corse qui la sépare de l’archipel toscan (Capraia, Elba…), une zone stratégique pour la navigation. Les Grecs, qui voulaient parvenir jusqu’à Marseille où arrivait, de l’actuelle Cornouailles, la route de l’étain, étaient obligés de passer par le canal de Corse situé en zone étrusque. Aussi les conflits entre les Grecs et les Etrusques, qui étaient de grands concurrents, avaient-ils pour objet le contrôle du canal de Corse !
- Les Corses n’avaient pas la réputation d’être des marins. Est-ce vrai ?
- C’est inexact ! On découvre de plus en plus, quelques soient les périodes, y compris la période médiévale, que les Corses sont aussi des marins. Vincentello d’Istria, connu pour ses interventions terrestres, passait son temps en mer entre Barcelone, la Sicile et le Sud de l’Italie. Un exemple attesté pendant la Haute-Antiquité : on sait, désormais, que les Corses ont participé à la grande bataille d’Hymére, ce conflit international qui se passe au large de la Sicile en 480 av. J.C.. Ils étaient marins sur les bateaux phéniciens.
- Possédaient-ils ou construisaient-ils des navires ?
- L’exposition, que nous avons mise en place au lycée du Fangu, montre que les constructions navales sont réservées aux plus grandes cités. On peut comparer cela à l’aéronautique : tous les Etats n’ont pas la possibilité de disposer de cette technologie très avancée. Néanmoins, face à la Corse, se trouvent deux des plus grands ports de toute l’Antiquité : Tarquinia et Cerveteri qui s’appelait Pyrgi. Il n’est pas encore attesté que des navires aient été construits en Corse, mais des navires, construits dans ces deux grands ports étrusques, y étaient présents. Les étangs de Biguglia, de Diana et d’Urbino sont des ports naturels exceptionnels où mouillaient en permanence des dizaines de navires de commerce ou de guerre.
- Vous parlez de lieux de mouillage. N’y-avait-il pas de grands ports en Corse ?
- Tout dépend ce qu’on appelle : port. Si on parle d’un port avec des quais, l’archéologie est, peut-être, en train d’en découvrir quelques aspects à Mariana ou à Aleria. L’île recèle de mouillages en très grande quantité et, surtout, d’abris naturels exceptionnels que sont les étangs et dont le plus bel exemple est l’étang de Biguglia. Ils servaient d’abris permanents à une flotte importante.
- Dans ce cas, pourquoi les côtes corses ne sont-elles pas plus habitées ? Sont-elles insalubres ?
- Elles étaient habitées ! En fait, l’abandon des côtes n’est que relativement récent, essentiellement au VIème-VIIème siècle de notre ère. Il obéit à des raisons économiques, voire politiques, par rapport à un contexte international qui s’est dégradé. Le paludisme ou la malaria se développe à ce moment-là et les villages se déplacent à l’intérieur des terres sur les premiers contreforts.
- La Corse, à cette période, présente-t-elle un visage uni ?
- La Corse présente différentes façades. La façade orientale est tournée vers la mer tyrrhénienne. Tyrsenoi, en grec, signifie : étrusque. C’est la mer des Etrusques. Toutes les villes, qui se trouvent sur la partie orientale de l’île, font directement partie de ce monde étrusque alors que le côté occidental est davantage touché par les trafics phéniciens, voir grecs. C’est, pour cela, peut-être, que l’on peut trouver des différences régionales à l’intérieur de la Corse.
- Y-avait-il une partie plus développée ?
- En tant que ville, les deux exemples majeurs sont Aleria et Mariana qui sont vraiment des permanences. On découvre, avec les recherches actuelles, l’importance des golfes comme ceux du Valinco, d’Ajaccio ou de Sagone qui étaient, également, fréquentés par ces populations maritimes. Mais les véritables cités, avec des populations importantes et des pôles économiques et politiques forts, se trouvent, essentiellement, sur la côte orientale.
- La finalité de ces recherches n’est-elle pas de montrer une Corse totalement différente de celle qu’on imaginait ?
- Absolument ! Notre rôle, au niveau de l’INEACEM, n’est pas de se substituer aux instituts de recherche universitaire, mais d’assurer le lien avec le milieu scolaire et le grand public. Nous faisons de la vulgarisation scientifique. Pour cela, nous travaillons avec des chercheurs, dont Flavio Enei, qui est un grand spécialiste du monde étrusque, notamment de la navigation antique. Le but n’est pas de se limiter à des conférences entre spécialistes, mais d’aller au contact de la population, notamment des jeunes, pour faire découvrir ce monde d’interculturalité et d’échanges au sein duquel les Corses participaient de manière très active.
- Apparemment, bien plus riche qu’aujourd’hui ?
- Oui. De manière différente. Dès cette époque-là, au lieu du monde fermé et de la société agropastorale qu’on imaginait, notre surprise est de découvrir que les Corses étaient déjà insérés dans des réseaux à l’échelle du bassin méditerranéen.
Propos recueillis par Nicole MARI
- Nous recherchons tout ce qui permet de démontrer l’ouverture de la Corse dans le monde méditerranéen à toutes les époques. Il nous semblait intéressant d’éclairer les jeunes sur cette Méditerranée antique qui était un espace très ouvert. La Corse participait à cette Méditerranée à un niveau politique et commercial de manière beaucoup plus active qu’on ne l’imagine.
- C’est-à-dire ? De quelle manière y participait-elle ?
- A priori, domine plutôt la vision de pouvoirs grecs, étrusques ou phéniciens qui viennent en Corse et l’intègrent dans leur espace. Or, la Corse a une vie bien plus ancienne. Pendant la Haute-Antiquité, à l’époque archaïque entre le VIIIème et le Vème avant notre ère, on découvre que des sites, comme Mariana ou Aleria, sont, en fait, des villes corses où sont venues s’établir des communautés, souvent réduites, de marins grecs, étrusques ou phéniciens.
- Affirmez-vous qu’Aleria n’a pas, comme on le croit, été fondée sous le nom d'Alalié ou Allalia par des Grecs réfugiés de Phocée ?
- Absolument ! On entend souvent dire qu’Aleria, Allalia, a été fondée par les Grecs. C’est inexact ! En fait, Aleria est une ville corse, dont la fondation remonte au 1er millénaire avant notre ère. Dans cette ville préétablie sont venues, en deux temps, à partir de 565 avant Jésus Christ, s’installer des communautés grecques comme ce fut le cas à Marseille, c’est-à-dire en accord avec les populations indigènes. Elles ont passé un accord avec ces populations pour établir un comptoir commercial. On découvre, ainsi, que les Corses ont largement participé au grand commerce méditerranéen. C’est nouveau !
- N’était-ce pas une colonisation politique ?
- Non ! Le terme « colonisation » est mauvais. On l’emploie, mais c’est une mauvaise traduction d’un terme grec. Les textes d’Hérodote attestent que les Phocéens viennent relever une ville préexistante.
- Et, pour Mariana ?
- On a retrouvé récemment, à proximité du site de Mariana, un lingot de cuivre remontant à 1000 avant J.C. et provenant de Chypre. Cela signifie qu’il y a 3000 ans, un commerce à l’échelle méditerranéenne permettait d’échanger des lingots de cuivre. On peut, donc, en déduire qu’il y avait forcément, au niveau du delta du Golu, une communauté qui participait à ces échanges, bien avant l’arrivée des Grecs.
- Le colloque de la Société des sciences montre que notre île avait, à cette époque, une place économique et commerciale importante. Le confirmez-vous ?
- Oui. Sur deux aspects. D’une part, à la différence d’autres îles comme la Sardaigne ou la Sicile, la Corse a, toujours, été très riche en bois. Une richesse très recherchée par les peuples grecs, phéniciens et étrusques, notamment pour fabriquer les coques des navires. Notre île avait, aussi, un fort potentiel au niveau des métaux, comme le cuivre et le fer d’Antisanti, près d’Aleria. D’autre part, elle jouait un rôle stratégique majeur dans le commerce maritime par le canal de Corse qui la sépare de l’archipel toscan (Capraia, Elba…), une zone stratégique pour la navigation. Les Grecs, qui voulaient parvenir jusqu’à Marseille où arrivait, de l’actuelle Cornouailles, la route de l’étain, étaient obligés de passer par le canal de Corse situé en zone étrusque. Aussi les conflits entre les Grecs et les Etrusques, qui étaient de grands concurrents, avaient-ils pour objet le contrôle du canal de Corse !
- Les Corses n’avaient pas la réputation d’être des marins. Est-ce vrai ?
- C’est inexact ! On découvre de plus en plus, quelques soient les périodes, y compris la période médiévale, que les Corses sont aussi des marins. Vincentello d’Istria, connu pour ses interventions terrestres, passait son temps en mer entre Barcelone, la Sicile et le Sud de l’Italie. Un exemple attesté pendant la Haute-Antiquité : on sait, désormais, que les Corses ont participé à la grande bataille d’Hymére, ce conflit international qui se passe au large de la Sicile en 480 av. J.C.. Ils étaient marins sur les bateaux phéniciens.
- Possédaient-ils ou construisaient-ils des navires ?
- L’exposition, que nous avons mise en place au lycée du Fangu, montre que les constructions navales sont réservées aux plus grandes cités. On peut comparer cela à l’aéronautique : tous les Etats n’ont pas la possibilité de disposer de cette technologie très avancée. Néanmoins, face à la Corse, se trouvent deux des plus grands ports de toute l’Antiquité : Tarquinia et Cerveteri qui s’appelait Pyrgi. Il n’est pas encore attesté que des navires aient été construits en Corse, mais des navires, construits dans ces deux grands ports étrusques, y étaient présents. Les étangs de Biguglia, de Diana et d’Urbino sont des ports naturels exceptionnels où mouillaient en permanence des dizaines de navires de commerce ou de guerre.
- Vous parlez de lieux de mouillage. N’y-avait-il pas de grands ports en Corse ?
- Tout dépend ce qu’on appelle : port. Si on parle d’un port avec des quais, l’archéologie est, peut-être, en train d’en découvrir quelques aspects à Mariana ou à Aleria. L’île recèle de mouillages en très grande quantité et, surtout, d’abris naturels exceptionnels que sont les étangs et dont le plus bel exemple est l’étang de Biguglia. Ils servaient d’abris permanents à une flotte importante.
- Dans ce cas, pourquoi les côtes corses ne sont-elles pas plus habitées ? Sont-elles insalubres ?
- Elles étaient habitées ! En fait, l’abandon des côtes n’est que relativement récent, essentiellement au VIème-VIIème siècle de notre ère. Il obéit à des raisons économiques, voire politiques, par rapport à un contexte international qui s’est dégradé. Le paludisme ou la malaria se développe à ce moment-là et les villages se déplacent à l’intérieur des terres sur les premiers contreforts.
- La Corse, à cette période, présente-t-elle un visage uni ?
- La Corse présente différentes façades. La façade orientale est tournée vers la mer tyrrhénienne. Tyrsenoi, en grec, signifie : étrusque. C’est la mer des Etrusques. Toutes les villes, qui se trouvent sur la partie orientale de l’île, font directement partie de ce monde étrusque alors que le côté occidental est davantage touché par les trafics phéniciens, voir grecs. C’est, pour cela, peut-être, que l’on peut trouver des différences régionales à l’intérieur de la Corse.
- Y-avait-il une partie plus développée ?
- En tant que ville, les deux exemples majeurs sont Aleria et Mariana qui sont vraiment des permanences. On découvre, avec les recherches actuelles, l’importance des golfes comme ceux du Valinco, d’Ajaccio ou de Sagone qui étaient, également, fréquentés par ces populations maritimes. Mais les véritables cités, avec des populations importantes et des pôles économiques et politiques forts, se trouvent, essentiellement, sur la côte orientale.
- La finalité de ces recherches n’est-elle pas de montrer une Corse totalement différente de celle qu’on imaginait ?
- Absolument ! Notre rôle, au niveau de l’INEACEM, n’est pas de se substituer aux instituts de recherche universitaire, mais d’assurer le lien avec le milieu scolaire et le grand public. Nous faisons de la vulgarisation scientifique. Pour cela, nous travaillons avec des chercheurs, dont Flavio Enei, qui est un grand spécialiste du monde étrusque, notamment de la navigation antique. Le but n’est pas de se limiter à des conférences entre spécialistes, mais d’aller au contact de la population, notamment des jeunes, pour faire découvrir ce monde d’interculturalité et d’échanges au sein duquel les Corses participaient de manière très active.
- Apparemment, bien plus riche qu’aujourd’hui ?
- Oui. De manière différente. Dès cette époque-là, au lieu du monde fermé et de la société agropastorale qu’on imaginait, notre surprise est de découvrir que les Corses étaient déjà insérés dans des réseaux à l’échelle du bassin méditerranéen.
Propos recueillis par Nicole MARI