" Depuis les premières lois de décentralisation, initiées en 1982 par le gouvernement socialiste, la Corse a toujours bénéficié d’un statut institutionnel différent, spécifique et original. D’une certaine manière, la République française a longtemps appréhendé la question corse à l’aune de sa singularité, et a proposé des évolutions institutionnelles tendant, peu ou prou, à exprimer cette dimension particulière. Comparée aux autres régions de la métropole, l’île, avec son statut de collectivité territoriale, a longtemps joui d’un statut particulier. L’un des grands enjeux qui va rythmer l’agenda politique, et médiatique, insulaire au cours de ces prochains mois réside dans le passage, prévu pour le 1er janvier 2018, à la « collectivité de Corse ».
Par-delà le basculement sémantique, et le changement d’appellation de l’institution, d’aucuns considèrent que l’avènement d’une collectivité unique dans l’île constitue une étape importante en vue du processus d’autonomisation de l’île. Les réactions très critiques des partis politiques, corses comme français, tenants d’une pensée jacobine et centralisatrice, notamment le MRC ou les élus communistes, tendraient à confirmer le côté fondamentalement révolutionnaire de ce changement. Or, un certain nombre d’éléments plaident plutôt pour une relativisation des conséquences et de l’impact de ce changement institutionnel.
Certes, le volontarisme du gouvernement socialiste sur ce sujet est un élément à prendre en compte. De toutes les délibérations votées à l’Assemblée de Corse au cours de la dernière mandature, seul le vote, à la quasi-unanimité ( 42 voix sur 51 ) sur la collectivité unique, a retenu l’attention du gouvernement. Quant aux autres délibérations elles ont été balayées d’un revers de la main.
Ce faisant, la création de la collectivité unique de Corse a été inclue dans la loi NOTRe par le biais d’un amendement. Si l’argument ayant présidé à cette décision réside dans la volonté d’accélérer l’action publique, on peut y voir également une avancée a minima. A bien des égards, la collectivité unique qui verra le jour en janvier 2018 est, dans l’esprit et dans la lettre, la même que celle proposée en 2003 au référendum. Le « non » l’avait alors emporté avec 51% dans l’île. L’absence de référendum va cette fois-ci ôter une part de dimension symbolique, et de facto rendre ce changement institutionnel quelque peu banal. Par ailleurs, l’inclusion à la loi NOTRe via un amendement n’a rien de marquant, et d’une certaine manière cela donne à penser que ce changement institutionnel n’est pas appréhendé dans sa globalité et son originalité. Il est rare qu’une avancée institutionnelle passe ainsi par la petite porte, pour dire les choses de manière prosaïque.
Par ailleurs, cette institution qu’est la collectivité unique, dont l’une des principales spécificités réside dans la fusion de la CTC et des deux conseils généraux, n’est pas créée sur-mesure pour la Corse. La loi du 2 mars 1982 ( création de l’Assemblée de Corse ) portant statut particulier de la région Corse ou la loi du 13 mai 1991 portant statut de la collectivité territoriale de Corse ( création de la CTC ), accordaient toutes deux une place centrale à la Corse, et faisaient de cette dernière une région à la pointe de la décentralisation en métropole. La Corse était alors perçue comme un territoire particulier, voire même un banc d’essai de la décentralisation, nécessitant des lois particulières. Le « problème Corse » était alors particulièrement saillant et le législateur essayait d’y répondre avec des statuts institutionnels pensés en adéquation avec ce contexte politique. Le passage par un amendement, eu égard à cette histoire législative et politique, ne peut pas être appréhendé comme une avancée.
Autre élément à prendre en compte, des territoires comme Mayotte ( depuis 2011 ), et la Guyane et la Martinique ( depuis 2015 ) jouissent déjà du statut institutionnel de collectivité unique. Par ailleurs, ce statut avait été proposé à la Guadeloupe et à l’Alsace, mais dans ces deux derniers cas la collectivité unique avait été rejetée. La Corse n’est donc plus à la pointe de l’innovation en matière de décentralisation et de dévolution, mais se contente de s’inscrire dans un processus déjà initié et impulsé par d’autres territoires. Par ailleurs, il faut se rappeler que l’actuel gouvernement a programmé la disparition de l’échelon départemental pour 2020. Certes, le gouvernement socialiste n’a pas donné une véritable ligne de conduite quant à l’appréhension des départements, mais à l’heure des nouvelles grandes régions, on peut considérer que l’échelon départemental ( incarnation s’il en est du jacobinisme et du centralisme républicain ) est plus que jamais menacé.
Quoi qu’il en soit, dans cette configuration, la Corse n’aurait que deux ans d’avance sur un processus ayant par la suite vocation à s’étendre à toute la France. Bien que l’on ne parle pas, stricto sensu, pour les autres régions métropolitaines de collectivité unique, force est de constater qu’une suppression des départements et un transfert des compétences aux deux nouveaux pôles structurants que sont les intercommunalités et la région, s’apparentent, peu ou prou, à un modèle pour le moins similaire.
Les régions métropolitaines, et l’actuelle collectivité territoriale de Corse, jouissaient jusqu’alors d’une marge de manoeuvre relativement faible. Là où d’aucuns parlent d’un processus de fédéralisation, voire d’autonomisation, il faut objecter qu’un territoire n’est réellement autonome qu’à condition de pouvoir édicter et voter ses propres lois. Or, le garde-fou qu’est la Constitution, qui en dernier ressort neutralise les délibérations les plus progressistes des assemblées territoriales/régionales, au nom du respect de l’unité de la République, constitue un frein à toutes ces logiques de dévolution.
Si l’on schématise la situation, avec les écueils présentés par une telle approche, on peut considérer que la collectivité unique n’est au fond qu’une coquille vide. Certes, à partir du 1er janvier 2018, les pouvoirs du président du Conseil exécutif de Corse seront considérablement élargis. D’aucuns, là encore dans les franges communistes du champ politique insulaire et national, y voient l’avènement d’un nouveau roi de Corse omnipotent. C’est une manière d’appréhender la question, mais la dimension coercitive de la Constitution va imposer de puissantes limites et contraintes au pouvoir de ce roi.
A bien des égards, les véritables enjeux inhérents à ce basculement institutionnel sont d’ordre administratifs, et donc très techniques et très particuliers. Bien que très intéressantes, les questions autour du transfert des compétences, des départements vers les intercommunalités et vers la région, n’ont rien de réellement structurant. Savoir qui de la région ou du département gérera le RSA, les lycées ou les collèges cela n’a rien de très révolutionnaire, et on voit mal en quoi ces transferts de compétences contribueraient à l’empowerment des territoires.
On l’a vu avec la victoire des nationalistes en décembre dernier, les Corses ont exprimé une volonté de changement d’ordre politique ; et il est peu probable qu’un changement d’ordre purement administratif soit à même de répondre à cette volonté populaire.
L’année 2016, avec les différentes réunions entre les élus corses et Paris, devrait permettre de poser les cadres de la nouvelle collectivité. Cette dernière pour l’heure est une coquille vide, et elle devrait prendre forme, au gré de ces échanges. Néanmoins, si des enjeux saillants comme la maîtrise territoriale de la fiscalité ( faire en sorte qu’une partie des impôts payés par les insulaires demeure en Corse ), la co-officialité de la langue corse ou bien le statut de résident ne sont pas abordés au cour de ses négociations, on voit mal ce que ce basculement d’ordre institutionnel pourrait apporter à l’île.
Synthèse
Dans la culture politique et juridique française le concept d’autonomie est un concept impossible et impensé. La sociogenèse de l’Etat français en fait l’exact contraire d’une république fédéraliste. Dans cette configuration la collectivité unique qui doit entrer en vigueur en 2018 ne bouleverse cette tradition française. Par-delà les discours, la réalité politique demeure inchangée.
Les processus de décentralisation en France ne conduisent pas au fédéralisme. Depuis le début du processus de décentralisation, dans les années 1980, on constate que le centre a toujours limité et strictement encadré le pouvoir de la périphérie. En somme les régions, même celles mises en place depuis les élections régionales de décembre 2015, ont une marge de manoeuvre décisionnelle globalement assez restreinte. Il en sera de même pour la collectivité unique.
Dans cette configuration, et eu égard à la prégnance de la constitution et de son rôle foncièrement coercitif, on peut considérer que la collectivité unique ne va pas induire un profond changement politique pour la Corse. Si l’exécutif insulaire va indéniablement se voir renforcé, grâce notamment à la fusion entre la CTC et les deux conseils généraux, il n’en demeure pas moins qu’il aura une marge de manoeuvre politique relativement faible. Sur le plan économique, le nouvel exécutif aura un rôle d’impulsion, avec des moyens accrus pour développer les structures de l’île, mais il ne jouira pas de la possibilité de mettre en place des politiques publiques dignes de ce nom.
En somme, si sur le plan symbolique, et corrélativement médiatique, le nouveau président de cet exécutif va voir son aura considérablement accrue, son pouvoir et son influence sur la vie politique insulaire ne dépasseront pas ce cadre. Là où d’aucuns parlent d’un processus d’autonomisation de l’île, on objectera qu’il paraît pour le moins fallacieux de parler d’autonomie ( la capacité d’établir ses problèmes lois ) alors que l’île continue à être insérée dans un cadre profondément hétéronome ( la loi venant de l’extérieur ).
D’un autre côté, il faut également appréhender cet enjeu de manière global. Dans la configuration actuelle le rôle structurant du politique vole progressivement en éclats. Concrètement les politiques publiques implémentées par un gouvernement, en France notamment, ont eu une prégnance sur le réel de moins en moins forte. Pour la population ces politiques publiques sont souvent imperceptibles. Le pouvoir se situe, de plus en plus, au niveau du champ économique ; et est donc quelque peu disséminé.
L’autonomisation de la Corse passe donc, non pas tant par des débats, quelque peu stériles, autour d’une collectivité unique finalement peu structurante, mais plutôt par un accroissement du développement et du maillage économique de l’île".