Il est encore trop tôt pour mesurer l'impact réel du mouvement « Gilets Jaunes », d'autant plus qu'il survit çà et là de façon sporadique. Le gouvernement dit avoir entendu le message, mais pour l'instant il n'en tient pas compte et, selon l'expression du Premier ministre, il « maintient le cap », autrement dit il ne revoit rien à sa taxation des carburants à visée écologique.
Mais, quelles que soient ses suites politiques, les sociologues retiendront le côté inédit de la pratique, qui innove de deux manières : d'abord, c'est la première fois qu'une action de contestation se développe de façon spontanée, alors que la formule classique voudrait des lanceurs et des organisateurs soit partisans, soit syndicaux, soit catégoriels. Ensuite, ce sont les réseaux sociaux qui ont fait le lien entre des centaines d'initiatives disséminées à travers le territoire. On peut dire que sans eux, l'opération aurait été impossible dans sa globalité et l'ampleur qu'elle a prise ; on peut dire aussi que, de fait, ces réseaux sociaux apparaissent désormais comme le cinquième pouvoir, la presse étant considérée jusque là comme le quatrième et dernier pouvoir, un pouvoir bien affaibli. Aujourd'hui, les gens croient plus en eux-mêmes qu'ils ne font confiance aux médias dans leur ensemble. Pour le cas qui nous occupe, ceux-ci n'ont été que la caisse de résonance pleine d'inquiétude de ce qui était en train de se produire.
On connaissait bien sûr l'importance des messageries connectées dans la vie quotidienne, mais on n'en avait jamais mesuré l'impact concret sur le terrain. Il s'est traduit en écho d'une sorte de « spontanéisme des masses » opposé aux appareils (et donc à toute récupération politique), vieux débat qui court depuis la naissance des mouvements révolutionnaires. Sauf qu'il n'y a rien de révolutionnaire chez les Gilets Jaunes ; ils ne veulent pas renverser l'ordre établi ni transformer le monde. Ils s'insurgent simplement contre le fait d'être déconsidérés et ponctionnés au-delà du supportable.
Cette innovation protestataire de type social porte en elle un enseignement : la cohésion nationale prônée par chaque pouvoir en place est plus mise à mal qu'il n'y paraît. Le clivage est apparu profond entre les urbains d'un côté, pour qui l'automobile n'est souvent qu'un outil d'évasion et de loisir et qui ont sur place de multiples moyens de se déplacer, et d'un autre côté les périurbains et les ruraux, qui voient dans la route sa dimension d'utilité et de nécessité avant tout.
Les Gilets Jaunes, ce sont ceux qui n'ont pas d'alternative et qui ne supportent pas d'être culpabilisés au nom des générations futures. Peut-on avoir des préoccupations écologistes affirmées lorsque la voiture conditionne le travail et la vie quotidienne ? Non, évidemment. Et c'est le seul lien qui unit des citoyens périphériques de toute condition, de toute origine et de toute implantation géographique.