Paul était installé depuis belle lurette et son salon comme toutes les échoppes du coin, avait son ambiance particulière. Il y flottait une odeur froide de parfums mêlés : un mariage original et réussi qu’un parfumeur créateur de fragrances n’aurait pas renié. C’était la marque olfactive du salon qui vous mettait dans l’ambiance dès l’ouverture de la porte. Les synthèses harmonieuses se créaient d’elles-mêmes par la magie de mélanges heureux bien qu’involontaires.
Nous étions sages en attendant notre tour. Nous regardions Polu u coiffori, le rasoir et le peigne levés au ciel, lorsqu’il ponctuait un commentaire sur la vie ordinaire… Il fixait son interlocuteur droit dans le miroir pour affirmer la certitude de ses propos et l’autre presque prisonnier, emmailloté dans son tablier blanc de coiffure, ressemblait à un enfant de cœur attendant l’hostie en silence, comme hypnotisé.Nos parents le prévenaient un jour ou deux avant, il n’y avait pas de rendez-vous et j’ignore comment ils s’arrangeaient pour régler le prix de la coupe.Il nous installait sur une planchette calée sur les accoudoirs du fauteuil afin que nous fussions à la bonne hauteur. Les premiers temps, nous étions un peu inquiets car notre coiffeur se montrait plutôt austère, peu bavard avec nous et sa voix très grave, rauque, rocailleuse, nous impressionnait. Il fumait beaucoup. Il s’arrêtait un instant pour tirer sur sa cigarette qui l’attendait avec son filet de fumée dans le cendrier posé sur le plateau devant la glace. C’était un rituel bien établi, et lui une icône avec sa clope comme Lucky Luke avant la loi anti-tabac.
Quelques années plus tard, un nouveau coiffeur s’est installé à plusieurs centaines de mètres de là. Les samedis, son père Achillu, boulanger traditionnel, arpentait les rues des quartiers du village pour vendre à domicile ses canestri. Avec son béret, sa panière au bras recouverte d’un torchon immaculé, d’une blancheur irréprochable, d’homme aux canestri, il devenait homme sandwich pour faire de la pub à son fils. Il vantait les qualités de « Jean Bati, le coiffeur venu du continent ». Lorsqu’il nous croisait en chemin, il nous interpelait : « Quand vas-tu te faire couper ces cheveux ? Ils sont trop longs. Va chez Jean Bati, dis-lui que tu viens de ma part, il te mettra plus de sent bon que Paul et puis, tu sais, Paul est capable de te couper les oreilles ». De l’intox qui faisait rire les uns et influençait les autres.
Nos deux merlans étaient entrés en concurrence pacifique, rivalisant à distance de la gomina et de la brillantine… c’était à celui qui aurait la meilleure réputation pour emparfumer et gominer sans modération.
Jean Bati pensait prendre l’avantage avec ses fragrances venues d’ailleurs. Des eaux aux couleurs tendres qui dégageaient des effluves agréables, et nouvelles pour nous, lorsqu’elles montaient des cous fraîchement rasés. Il usait largement de la brillantine pour aplatir de manière ostentatoire les cheveux « à la cycliste ». Cela donnait un air de rocker aux tout nouveaux préadolescents prêts à s’essayer au guilledou. C’était un argument redoutable qui donnait un air original… et l’exhalation de violettes fraîches permettait aux filles de vous suivre à la trace. Rien que pour le plaisir des narines, le reste n’était pas garanti, seuls, ceux qui avaient déjà la cote en tiraient bénéfice.
Nous sortions du salon, frais, tout neufs… la brise s’en mêlait, nous caressant le pourtour des oreilles et la nuque devenus, soudain, sensibles à la vie.
Notre mémoire ne serait-elle que sélective ? Paul, Jean Bati et les autres ont-ils marqué notre existence de cet enchantement qui refait surface aujourd’hui… tant d’années plus tard, dans ce récit ?
Tchouf ! Tchouf ! Je crois que oui !
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*Ne vous étonnez pas de voir le mot « coiffori » ainsi orthographié. C’est un mot français corsisé, j’ai choisi de garder son visage original mi continental, mi de chez nous.
Simon DOMINATI