Il avait un drôle d’accent, pas l’accent de chez nous, probablement celui d’un coin d’Italie. Les adultes savaient, sans doute. Nous les enfants, nous nous contentions de porter puis de récupérer les chaussures... « Bonjour… au-revoir, Monsieur Ange ! » C’était la seule conversation possible avec ce taciturne. Il semblait porter en lui tout un passé secret, là-bas dans son pays. Sa silhouette massive et courbée, son pas lent, sa mobilité réduite et le regard sombre trahissaient une mélancolie, la nostalgie d’une autre vie, probablement. Nous ne saurons jamais, l’homme ne se plaignait de rien et ne s’occupait que de chaussures. Il était mécanicien, plus encore, chirurgien des souliers des champs et bottines des villes.
Avec le recul, je me demande ce qu’a bien pu être sa vie. Je ne l’ai jamais vu communiquer avec quelqu’un d’autre que sa voisine Alexandrine. Il effectuait tout juste quelques pas autour de sa maison, tirant sur sa cigarette, sans s’éloigner plus d’une dizaine de mètres… Allez, disons cent mètres pour les jours ou je ne l’ai pas vu !
Dès le couloir, on entrait directement dans son atelier minuscule, de trois à quatre mètres carrés. Il se tenait assis devant la petite fenêtre, ses vieilles lunettes sur le bout du nez qui lui donnaient un air de Geppetto. Il nous regardait arriver par-dessus ses lorgnons sans dire un mot. Il suffisait de lui tendre les chaussures pour qu’il les inspecte un instant avant de les jeter dans une boîte sous la table de travail. Puis, nous tentions un timide : « C’est pour quand ? », aussitôt fusait : « La sétéman qui vient ! » Invariablement. Il avait cette habitude de toujours dire : « la semaine prochaine », que l’on soit lundi, samedi ou tout autre jour.
Sa vie, très réduite, se résumait à chaussure après chaussure et ressemblait à l’exiguïté de son échoppe. J’avais remarqué qu’il observait toujours les chaussures par paire, bien accolées l’une à l’autre, les tournant dans tous les sens, avant de juger de la réparation. On ne disait jamais quelle intervention nous souhaitions, c’était lui qui décidait. Il connaissait ses clients et savait jusqu’où aller dans la dépense de chacun.
Un nombre impressionnant d’instruments jonchait sa table de travail. Enclumes de cordonnier, alènes multiples pour petits ou gros trous, emporte-pièce à barillet, aiguilles courbées, tire-forme, marteaux à battre ou à clouter, pinces de toutes sortes et tranchoirs à cuir impeccablement affûtés. Il avait toujours à portée de main son galipot, espèce de pâton de résine odorante qui lui servait à confectionner le ligneul, ce gros cordon imprégné de poix ou le fil destiné à solidariser le haut de la chaussure avec la semelle en exécutant, à la main, une double couture croisée impeccable. Pour assouplir son fil et le rendre plus résistant, il tenait sa boule de poix dans une main, tirant avec l’autre le lien qui traversait la pâte. Suffisamment imprégnée, après plusieurs passages, la fibre était prête à l’emploi. C’était l’artisan dans toute sa splendeur, la modestie dans la belle ouvrage… Je crois qu’il n’aurait changé de métier pour rien au monde. Chez ces gens-là, on rêve de cuir et de rien d’autre.
Une odeur forte, mais agréable, d’extrait de pin flottait jusque dans le couloir. Selon le moment et le travail qu’il effectuait, le cirage l’emportait sur la poix. L’endroit était idéal pour donner à un écolier le goût de la description, tous les sens étaient à contribution. Battage du cuir, bric-à-brac d’outils, matière lisse ou granulée, parfums entêtants… de l’ouïe à l’odorat en passant par la vue et le toucher, tout l’être était en éveil. Le goût, était pour lui, l’amour et l’art d’être scàrparu.
J’aimais sentir cette odeur qui marquait son territoire. Je partais chez lui avec les chaussures de mon grand-père en sautillant. Arrivé devant sa porte, je savais que j’allais recevoir de plein fouet l’expression de tous les sens avec une pointe d’inquiétude car son air énigmatique de silencieux n’était pas rassurant.
Pourtant, j’ai gardé ce souvenir encore vivace d’un homme qui, par son très fort investissement dans le métier, a oublié de vivre. C’était un temps où le mot labeur ne savait pas compter le temps.
Monsieur Ange a dû puissamment imprégner son cercueil de résine complice avec le bois de sapin.
J’imagine qu’en arrivant aux portes du Paradis, quelqu’un devait l’attendre. Il a dû y pénétrer de son pas lent, sans faire de bruit pour ne pas déranger les anges, ses homonymes. Peut-être leur confectionne-t-il des bottines légères pour sautiller de nuage à nuage…
Aujourd’hui, les chaussures en faux cuir qui exhalent des parfums artificiels finissent plus vite leur vie : entre le fabriquant et la poubelle, il y a un chaînon manquant.
Simon DOMINATI