Sur cette question nous publions un extrait de notre travail sur les noms de famille ». Pour les citations et autres références (travaux de F.Ettori et M.Maxia), voir Chiorboli J., « La Légende des noms de famille », 2008, Albiana : http://www.decitre.fr/livres/la-legende-des-noms-de-famille-9782824102979.html ).
Pluriel et normalisation
Concernant les "cognomi sardo-corsi", nous observerons que la différence de traitement entre les noms des deux îles n'est pas tant due à une influence "culturelle" italienne plus importante en Corse qu'en Sardaigne (cela n'est pas si évident, surtout en l'absence d'études précises aux diverses époques) qu'à une discordance dans la situation et la gestion administrative. L'existence d'une tradition écrite en langue sarde, surtout entre le 11e et le 16e siècle, avec de nombreux textes juridiques et administratifs, a fait que la graphie officielle des noms sardes était conforme à la langue parlée, et a été en grande partie conservée dans l'île même après l'intégration de l'île au royaume de Piémont-Sardaigne, au début du 18e siècle. Des documents de la Sardaigne septentrionale du 14e au 16e siècle permettent d'attester des formes typiques du corse: l'article lu, des toponymes comme Pinu (du Cap Corse), des noms comme Corsu (ou Cossu: Paulu Cossu), Biancu, Juana Manarinu. De telles graphies attestées dans des textes anciens sardes reflètent des caractéristiques corses encore observables aujourd'hui. Elles sont absentes ou sporadiques dans le domaine corse, dépourvu d'une tradition écrite ancienne (consciente) en langue locale, et où les documents officiels passent sans transition des formes latines ou latinisantes (Petrus au 13e siècle[V]) aux formes toscanes ou toscanisantes (Piero ou Petro et un féminin Perinna da lo Pruno au 15e siècle[V]; puis Pietro, encore rare au 16e siècle).
On l'a noté pour Quenza: "d'abord juxtaposés au nom de baptême dans la forme du singulier (Pietro BALESE, Orazio ETTORE, etc.), ces patronymes sont ensuite passés au pluriel dans le courant du 18e siècle ". C'est donc surtout à la normalisation administrative toscane (ou toscanisante), semble-t-il, que l'on doit le fait que les noms de famille de la Corse se présentent systématiquement au "pluriel" (BATTINI), contrairement aux noms sardes qui, aujourd'hui encore, peuvent avoir aussi une forme au singulier (BATTINU et BATTINO).
En dehors d'une intervention extérieure conventionnelle, nous ne voyons pas de raison majeure pour le –i final des noms corses, d'autant que la finale –o n'est pas contraire au système italien.
L'adaptation officielle du prénom corse Martinu a donné Martino pendant la période toscane puis Martin pour l'administration française; quant au nom de famille issu du même prénom (en Corse on atteste Martinus au 13e siècle puis Martino au 16e), la "normalisation" a abouti en Corse uniformément à MARTINI (alors que le domaine italien atteste comme nom de famille MARTINU et MARTINO à côté de MARTINI).
Mais le système anthroponymique corse ne requiert pas obligatoirement le pluriel: si le nom de famille corse MANNARINI est aujourd'hui "au pluriel", le singulier est attesté dans les textes comme le montrent les exemples anciens du type (déjà cité) Juana Manarinu. En corse mannarinu désigne le porc domestique (on a des formes proches en sarde, en toscan, et dans diverses variétés centroméridionales italiennes).
Comme il ne fait pas de doute que le –o final (au lieu de –u) dans les prénoms corses est d'origine toscane, il en va de même pour la généralisation de la finale –i dans les noms de famille: sans ladite "normalisation", on aurait sans doute des variantes au singulier à côté des formes "au pluriel", en –i mais aussi en –a.
Le nom de famille actuel BOCCHECIAMPE (seule forme connue dans l'annuaire) est attesté sous plusieurs formes, y compris au singulier: BOCCACIAMPA (au 18e siècle, à côté de BOCCACIAMPO, BOCCHECIAMPO, BOCCHECIAMPI). En corse boccaciampa est l'un des noms de la guimbarde. Bocca-Ciampa est attesté comme nom d'un aventurier corse commandant les insurgés de l'Armée Coalisée de la Pouille révoltée contre l'armée Française d'Italie. Au 19e s. on a BOCCHECIAMP dans la listes des émigrés Corses à Porto Rico.
De même pour MOZZICONACCI ou PANTALACCI qui sont attestés au 18e s. "au singulier" sous la forme MOZZICONACCIO, PANTALACCIO. S'agissant de formes typiquement corses (aucune ne semble attestée en Italie comme nom de famille) il s'agit vraisemblablement de variations concernant le même nom (la même famille voire le même individu).[...]
En ce qui concerne que l'on pourrait appeler la "pluralisation administrative", on a un exemple emblématique avec MONTAGGIONI aujourd'hui seul présent dans l'annuaire alors que plus de 100 actes anciens attestent MONTAGGIONE (à partir de 1803) à côté de MONTAGGIONI (à partir de 1818). Comme l'une et l'autre variante (introuvables en Italie) sont présentes de manière quasi exclusive à Oletta (2B) pendant tout le 19e s., on a toutes les raisons de penser que MONTAGGIONI a remplacé MONTAGGIONE à la suite d'une "normalisation" administrative" (en quelque sorte une retoscanisation sous tutelle française).
[...]
Corses, Sardes, Italiens
La publication citée sur les "cognomi sardo-corsi" précise qu'il ne faut pas toujours se fier à la forme écrite pour opérer une discrimination:
"Le corpus même de l'anthroponymie sarde, riche de plus de 5000 noms, tout en identifiant de nombreuses formes d'origine galluraise et corse, ne répertorie pas, probablement à cause de leur apparence italienne, beaucoup de noms de famille d'origine corse qui maintes fois sont attestés en Sardaigne depuis plusieurs siècles".Concernant les variations du type sarde ALFONSO (mais les formes en –o, fréquentes en Italie du Sud, sont présentes dans toute la péninsule) par rapport au corse ALFONSI, le même auteur note qu'ici aussi l'habit ne fait pas toujours le moine:
"Cela n'est certes pas le fruit du hasard et le motif doit en être recherché dans une phase historique, peut-être correspondant aux premiers siècles des temps modernes, au cours de laquelle les noms personnels et les surnoms d'origine corse se sont transformés en noms de famille en conservant leur désinence [en Sardaigne]. En Corse, au contraire, où l'influence culturelle italienne était plus forte, c'est le pluriel familial qui a prévalu si bien que les formes actuelles, bien qu'historiquement différentes, sont assimilables à celles des noms de famille proprement italiens. Sans les formes galluraises qui ont conservé l'aspect des noms personnels et surnoms d'origine, on serait probablement enclin à considérer presque mécaniquement que les formes corses correspondantes ne représentent pas autre chose que des familles issues de la péninsule italienne. L'examen des sources démontre au contraire qu'il s'agit de formes autonomes qui ont les mêmes bases en commun".