- Pourquoi avez-vous refusé de voter le cahier des charges en l’état ?
- Parce qu’il présente un certain nombre de carences chroniques et structurelles qui ne peuvent pas être rafistolées par un travail d’amendements en l’espace de quelques dizaines de minutes de conciliabules. Nous avons dénoncé quatre problèmes majeurs. Le premier est le déficit de concertation et la faiblesse technique du cahier des charges. Le deuxième est l’absence de réflexion stratégique sur la politique des transports alors même que l’Exécutif demande à l’Assemblée de s’engager pour 12 ans. Le troisième est l’absence de réflexion stratégique sur la maîtrise et l’évolution de l’offre de transport maritime, notamment en ce qui concerne l’étude de faisabilité de la compagne maritime dite régionale qui a été demandée et n’a pas été engagée.
- Qu’entendez-vous par déficit de concertation ?
- Par exemple, nous avons été saisis, 10 minutes avant l’ouverture du débat, d’un courrier du ministre des transports et d’un avis juridique. Sur le problème important, depuis longtemps posé sur la table, de la continuité du service public, le cahier des charges ne satisfait personne et organise un service garanti, inefficace et, en plus, inconstitutionnel. Des organisations syndicales de retraités expliquent qu’elles n’ont pas été consultées sur le statut préférentiel accordé aux seniors. Ce cahier des charges, aux dires des professionnels qui vivent directement ou indirectement du transport, des syndicats et des compagnies susceptibles de répondre à l’appel d’offres, présente des lacunes techniques et juridiques considérables.
- En quoi y-a-t-il manque de réflexion ?
- La réflexion est inachevée sur le tarif résident qui est, quand même, le cœur du service public. Elle est inexistante sur la vision stratégique des ports de Bastia et d’Ajaccio et le devenir des ports secondaires. L’Exécutif nous demande de valider des chiffres, en termes d’obligations à remplir en offres de transports de passagers et de fret, sans nous dire comment ces chiffres ont été calculés, sans intégrer leurs évolutions, non par rapport à une croissance linéaire, mais par rapport aux choix économiques que doit faire l’Assemblée de Corse. Le cahier des charges ne pose aucune articulation juridique entre la situation qu’on nous propose d’entériner et l’éventuelle évolution vers une compagnie régionale, si l’étude de faisabilité démontre qu’elle est viable. Tous ces éléments montrent bien que le degré d’information et de réflexion n’est pas suffisant en l’état.
- L’Exécutif prétend que le rapport a été débattu et qu’il a, déjà, répondu à toutes les questions…
- Où ? Quand ? Ces questions ont été posées de manière constante à chaque débat sur les transports maritimes, malheureusement l’Exécutif n’y a pas répondu ou a apporté des réponses totalement variables. Il parle de la mauvaise image donnée aux Corses, mais tous les Corses savent bien que, sur ce dossier, l’Exécutif a changé, à plusieurs reprises, de positions publiques jusqu’à avoir une ligne totalement illisible. Le quatrième problème, mais aussi le plus grave, est, d’ailleurs, l’impression détestable que l’Assemblée de Corse risque de statuer alors que toutes les cartes ne sont pas sur la table et que beaucoup de choses nous échappent. Aujourd’hui, nous découvrons que des options sont en train de se dessiner en dehors de la volonté et, jusqu’à ce que nous le révélions, en dehors de la connaissance de la CTC.
- Lesquelles ?
- L’exemple le plus fort, c’est que personne ne nous avait dit que la compagnie Veolia, actuellement propriétaire de la SNCM, avait assigné la CGMF (Compagnie générale maritime et financière), qui représente en fait l’Etat, en résolution de la vente intervenue en 2005.
- Qu’est-ce que cela signifie ?
- Cela signifie très clairement qu’une procédure est engagée et qu’un rapport de forces se joue entre Veolia et l’Etat. Aujourd’hui, Veolia se prévaut d’une clause résolutoire inscrite dans la convention de privatisation de la SNCM. S’appuyant sur l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Marseille, même s’il a été cassé, qui annulait la précédente Délégation de service public (DSP) et sur la décision du Tribunal européen qui considère comme illégales les aides d’Etat versées lors de la privatisation de la SNCM, elle fait jouer la clause résolutoire et restitue, à l’Etat, la compagnie.
- Quelles en sont les conséquences ?
- Soit, Veolia va au bout de la clause résolutoire et la SNCM redevient compagnie d’Etat. On retournerait, alors, dans une situation de quasi-monopole d’Etat sur une DSP à Marseille et à Toulon. Soit, Veolia gagne son bras de fer, accepte de renoncer à aller au bout de la résolution, reste propriétaire de la SNCM dont personne ne veut véritablement, mais à condition que la CTC lui assure la rentabilité de l’opération, notamment à travers une enveloppe de continuité territoriale suffisante pour retrouver ses billes. Avec, en arrière plan, des accords politico-financiers énormes. Tous ces enjeux très prégnants, qui conditionnent largement un certain nombre de données du cahier des charges, échappent totalement à l’Assemblée de Corse et, même, lui sont cachés. Nous ne pouvons pas l’accepter !
- De quels accords politico-financiers parlez-vous ?
- Nous sommes dans une situation où les contraintes sont fortes, notamment les contraintes économiques avec une situation de quasi-monopole entre 3 opérateurs intervenant sur le marché. Chacun de ses opérateurs a sa propre logique capitaliste et les intérêts, qu’il défend, ne sont pas forcément identiques aux intérêts de la Corse avec, à la clé, des sommes de plusieurs centaines de millions €. A cela s’ajoutent les enjeux politico-financiers, notamment la commande de navires passée auprès des chantiers navals pour relancer l’emploi continental, le problème social que représente l’emploi sur le port de Marseille... Ces choses ne concernent pas directement la Corse et ses intérêts, mais influent directement par un certain nombre de pressions potentielles.
- Paul Giacobbi n’a pas nié l’existence de ces pressions, mais assure y être insensible. Qu’en pensez-vous ?
- Il nous a demandé de croire sur parole que lui-même et son Exécutif sauraient y résister. Nous voulons être informés ! Nous voulons savoir ! Il n’est pas anormal que le chef de l’Exécutif ou le conseiller exécutif en charge des transports ait des rencontres dans le cadre de la préparation des documents qui nous sont soumis. Mais, nous voulons savoir ce qui s’est dit avec le N°1 de Veolia, ce qui s’est dit avec Mr Montebourg, le ministre du redressement productif qui vise à relancer l’emploi industriel français, ce qui s’est dit avec le ministre des transports, ce qui s’est dit avec le 1er ministre qui est, par ailleurs, le maire de Saint-Nazaire où il y a des chantiers navals qui attendent, peut-être, la commande de bateaux pouvant desservir la Corse. Toutes ces choses doivent être mises sur la table. Si elles ne le sont pas, cela veut dire que l’Exécutif demande à l’Assemblée de Corse de se déterminer dans des conditions de clarté et de transparence tout à fait insuffisantes.
- L’Exécutif a tenté de faire pression pour obtenir un vote. Vous n’y avez pas cédé !
- L’Exécutif a la maîtrise du calendrier. Il a choisi les conditions dans lesquelles ce débat s’est organisé et sa date. Puis, il nous dit : « Si vous ne votez pas aujourd’hui, vous risquez de priver la Corse de DSP ». Nous ne jouons pas la politique du Tout ou Rien, ou la politique du pire. Nous disons que, sans renvoyer ce dossier aux calendes grecques, il faut dégager des marges de travail et de réflexion permettant d’aller au bout des questions qui, pour l’instant, restent en suspens. Leur résolution conditionne le caractère conforme à la défense des intérêts de la Corse qu’il faut exiger d’une convention qui va nous engager pendant 12 ans.
- Prendrez-vous le risque de torpiller la DSP ?
- Nous ne prenons pas ce risque ! Nous ne torpillons rien ! Nous faisons des choix en conscience qui soient conformes à la défense des intérêts de la Corse ! Et la moindre des choses que chacun des conseillers de cette assemblée peut exiger, c’est que l’ensemble des éléments nécessaires à la formation de ces choix lui soit communiqué ! Sur ce dossier complexe des transports, la majorité territoriale et l’Exécutif récoltent aujourd’hui les fruits amers de leur façon de faire, de leur façon de ne pas traiter les problèmes, de ne pas les aborder véritablement en allant au fond de la logique et en demandant à l’Assemblée d’entériner des décisions mal construites techniquement et largement décidées en dehors de sa participation. Objectivement, il faut revoir la copie.
Propos recueillis par Nicole MARI