Le Tribunal de Grande instance (TGI) de Bastia a fait preuve, mercredi après-midi, de circonspection face à une affaire délicate, énième soubresaut du deuxième procès en appel d'Yvan Colonna. De l'avis général, ni le président Thierry Desplantes, ni le procureur Yves Paillard, ne semblait désireux de se mêler d'un incident d'audience survenu bien loin des rivages insulaires. D'emblée, le procureur donne le ton de l'humeur du Parquet de Bastia sur le sujet : "Les justiciables de Haute-Corse auraient préféré que l'on s'occupe, dans cette audience, à juger des affaires locales. Le Parquet n'est pas poursuivant. Il est inactif. Il n'a pas souhaité engagé de poursuites".
Retour sur les faits
L'incident d'audience, à l'origine de ce procès en diffamation, se déroule le matin du 27 mai 2011, à la Cour d'Assises Spéciale de Paris qui juge Yvan Colonna pour le meurtre du Préfet Claude Erignac. La journée étant dévolue à l'audition des magistrats instructeurs, le juge Jean-Louis Bruguière témoigne à la barre quand un des avocats de la défense, Me Eric Dupont-Moretti, bondit vers les bancs réservés au public pour dénoncer la présence du greffier du juge Gilbert Thiel en train de prendre des notes. Le greffier étant en activité ce jour-là, sa présence est suspecte, les témoins n'étant pas admis à une audience avant d'avoir comparu. Il argumente qu'il prend des notes "à titre personnel pour l'intérêt de la chose judiciaire". Pour la défense du berger de Cargèse, nul doute, le greffier est venu espionner pour le compte de son patron qui doit témoigner peu après.
Deux billets dans 24 Ore
La Cour d'assises spéciale acte l'incident qui aurait pu en rester là, si Me Pascal Garbarini, un des avocats de la défense, n'avait relaté les faits et son appréciation, le 1er juin 2011, dans le journal 24 Ore, aujourd'hui disparu, où il tenait une rubrique sur le procès en cours. Ses propos sont repris, le 6 octobre, par Olivier Jourdan-Roulot, rédacteur en chef, dans un billet. Le juge Thiel estimant que ces deux articles, "portent atteinte à son honneur et à sa considération", assigne l'avocat et le quotidien, c'est-à-dire son directeur Frederic Poletti et son rédacteur en chef, en diffamation.
Des ténors du barreau
Et c'est une brochette de ténors du barreau, donc trois anciens avocats d'Yvan Colonna, qui ont, pour l'occasion, fait tout spécialement le déplacement à Bastia, accompagnés de représentants de la presse nationale. Me Patrick Maisonneuve, avocat du premier procès en appel d'Yvan Colonna, défend son confrère Me Garbarini. Face à lui, Me Jean-Louis Pelletier, conseil du juge Thiel. En témoin guest star, la terreur des prétoires : Me Eric Dupont-Moretti, celui par qui le scandale arrive et adversaire acharné du juge anti-terroriste. Deux figures du barreau bastiais, Me Angeline Tomasi et Me Jean-Sébastien De Casalta, assistent, respectivement, Frederic Poletti et Olivier Jourdan-Roulot.
Un recours en nullité
Et, c'est Me Tomasi, qui sera l'artisan de l'arrêt brutal de l'audience, en soulevant la nullité du réquisitoire introductif, argumentant que son client est appelé à comparaître pour deux infractions sans que lui ait été notifié par le demandeur, comme la loi l'exige, quelle peine il encourt. Les deux autres avocats de la défense s'associent à la requête que le ministère public s'empresse de juger "pertinente".
La forme primant sur le fond, le Tribunal se retire aussitôt, pour statuer sur la nullité. Se pose, pour lui, deux options : soit il joint l'incident au fond et le procès continue, soit il ne joint pas l'incident au fond et doit donc rendre un premier jugement sur les questions de nullité. Le Tribunal opte pour la seconde option et annonce qu'il rendra ses conclusions, le 31 janvier à 15 heures.
Passe d'armes entre ténors
Le procès, tant attendu, tourne court. La déception est perceptible chez les ténors parisiens qui, privés de plaidoirie, s'affrontent, par médias interposés, dans la cour intérieure du Palais de justice. Les uns répondant aux autres en écho, tous ont beau jeu de déplorer l'absence du débat de fond (cf réactions ci-après). Il faudra attendre le 31 janvier pour savoir si celui-ci aura finalement lieu. Si le Tribunal prononce, alors, l'annulation du réquisitoire introductif, la plainte sera déboutée en première instance et le débat clos, la partie civile a 3 mois pour faire appel. S'il décide de poursuivre, le débat pouvant reprendre dans la foulée. Affaire à suivre.
N.M.
Procès Thiel - Garbarini : Les réactions des parties
Après un procès éclair, qui aura à peine duré quelques minutes, le débat s'est poursuivi à l'extérieur du Tribunal. Chaque partie a commenté la décision du président Thierry Desplantes de renvoyer ses conclusions à la fin du mois. Une passe d'armes indirecte, mais assez vive, s'est engagée entre le juge anti-terroriste, Gilbert Thiel, et l'avocat, qui se définit lui-même comme la bête noire des prétoires, Me Dupont-Moretti, tous deux s'affrontant à longueur de procès.
Juge Gilbert Thiel : "Il n'est pas venu avec une cagoule, mon greffier ! "
A l'origine de la plainte en diffamation, il réagit vivement aux propos du procureur Yves Paillard et s'explique sur la présence du greffier, à l'audience, le jour incriminé.
Sur les propos du procureur Paillard...
"J'ai tenu à ce que l'affaire soit jugée à Bastia pour qu'on ne vienne pas dire... 24 Ore étant également diffusé sur son site Internet, j'aurais pu assigner ailleurs, à Lyon ou à Marseille. Je m'excuse platement auprès de Mr le Procureur de la République d'avoir pris du temps à la justice insulaire. J'ai également entendu qu'il me reprochait de ne pas avoir sollicité le Garde des Sceaux pour que les poursuites soient engagées. Je ne suis pas très procédurier. En plus de 35 ans de carrière, j'ai engagé 3 procès en diffamation. Chaque fois que j'ai sollicité l'appui du Garde des Sceaux, dont la durée de vie est en moyenne de 2 ans, donc j'en ai vu un certain nombre, je ne l'ai jamais obtenu. Ils déclarent, tous, bien sûr, à l'origine qu'ils vont défendre l'honneur professionnel de leurs magistrats lorsque celui-ci est mis en cause, j'ai bien constaté qu'il y avait loin de la coupe aux lèvres. J'ai également compris que le Procureur de la République reprenait servilement sur son réquisitoire que personne n'est responsable de rien là-dedans. J'espère que ce débat aura quand même lieu et s'il n'a pas lieu et bien, ce sera, comme dit le film de Claude Lelouch : Tout ça pour ça !"
Sur la présence de son greffier...
" Il n'est pas venu avec une cagoule, mon greffier ! Tout le monde sait que c'est mon greffier ! Il a eu un mouvement de recul parce qu'il a été impressionné par un Dupont-Moretti qui a fondu sur lui... Je lui ai donné l'autorisation d'y aller, qu'il était en congé ou pas ne change rien. Peut-on me faire le crédit de penser que si j'avais voulu espionner qui que ce soit, Jean Louis Bruguière ou ..., dans un procès pareil, à l'époque où tout le monde twitte et où on peut tout savoir dans une salle d'audience, j'aurai envoyé quelqu'un de strictement inconnu ! A la limite, qu'à l'audience, on s'interroge, mais sur le mode dubitatif, pas sur le mode affirmatif ! Garbarini n'était pas là quand j'ai témoigné. Il aurait pu venir m'entendre quand je me suis expliqué sur cet incident ! Un avocat qui chronique ses propres prestations à l'occasion d'une audience, c'est quand même une première !"
Me Jean-Louis Pelletier : " Je regrette qu'il n'y ait pas eu de débat sur le fond"
Avocat de Me Pascal Garbarini.
"Nous souhaitions, bien évidemment aborder le débat sur le fond. Nous étions bien déterminés à faire la démonstration que la plainte de Mr Thiel à l'encontre de Me Garbarini était sans aucun fondement. Nous avions fait citer un témoin, Me Dupont-Moretti, sur ce qui s'est passé à l'époque aux Assises des Paris, à savoir la présence, pour le moins atypique, du greffier de Mr Thiel en train de prendre des notes au moment de la déposition de Mr Bruguière alors que Mr Thiel devait être entendu, l'après-midi même, par la Cour d'Assises. Celle-ci s'en était, d'ailleurs, émue et avait ordonné une enquête sur le fait de savoir si, effectivement, le greffier était en activité ou en congé et était là à titre personnel. Il s'est avéré que le greffier était en activité. C'est, donc, en toute bonne foi que Mr Garbarini a pu écrire dans la chronique qu'il tenait, à l'époque, qu'il y avait vraiment un problème quand à la présence de ce greffier. Tout le monde s'est accordé à le dire. D'autres commentaires de presse ont été fait à ce moment-là. Je constate que Mr Thiel n'a pas jugé bon de poursuivre d'autres organes de presse. Il a visé, ciblé, exclusivement, Mr Garbarini.
Le débat aura, peut-être, lieu. Il y aura un jugement pour dire le droit avant l'appel. On part sur des prolongations. A-t-on voulu absolument éviter un débat de fond en matière de presse en ce qui concerne la plainte de Mr Thiel et donc revenir sur la présence de ce greffier ? Je le regrette".
Propos recueillis par Nicole MARI
Me Pascal Garbarini : "Le greffier était en service commandé"
Poursuivi en diffamation par le juge Thiel
"Même si cela peut paraître assez chic de comparaître pour une diffamation, il n'en demeure pas moins que j'écrivais une chronique dans un hebdomadaire corse où je me faisais l'observateur d'un procès dont j'étais moi-même un acteur. J'ai considéré que la présence du greffier de Mr Thiel était anormale, je l'ai écrit avec une plume, certes incisive et humoristique. Je ne pensais pas que ça allait entrainer cette plainte avec constitution de partie civile du juge Thiel. J'ai agi de bonne foi dans une notion d'intérêt général pour le public. Je suis un peu frustré parce que j'aurais bien voulu m'expliquer sur les raisons pour lesquelles j'ai été cité en diffamation par le juge Thiel. C'est la face cachée qui est intéressante. Le greffier était en service commandé. Pour un greffier qui, comme il l'a prétendu, était intéressé par la chose judiciaire, le fait que, sur 8 semaines de procès, il ne vienne juste que le matin où Bruguière comparait alors que Thiel doit le faire l'après midi... On dirait que c'est un heureux hasard".
Propos recueillis par Nicole MARI
Propos recueillis par Nicole MARI
Me Angeline Tomasi : "Il faut que la règle de droit soit respectée".
L'avocate de Frédéric Poletti, directeur de 24 Ore, a soulevé la nullité qui a bloqué le procès.
" J'ai soulevé une nullité qualifiée d'ordre publique, ce qui veut dire que le Tribunal n'a pas l'opportunité du choix, soit il considère que la nullité est fondée, soit il considère que la nullité ne l'est pas. Il doit, en tout état, répondre à la nullité que j'ai soulevée. Cette nullité consiste à dire que mon client ne sait pas quelle peine il encourt puisque le texte visant la répression, et donc la peine qu'il encourt, n'a pas été mentionné, ni dans la plainte de Mr Thiel, ni dans le réquisitoire de Mr le Procureur, ni dans l'ordonnance de renvoi. Ce qui fait que mon client comparait, aujourd'hui, sans savoir quelle peine il encourt et, bien évidemment, ceci est interdit par la loi. Il faut que la règle de droit soit respectée. Il appartient au Tribunal de dire si elle l'a été ou pas".
Propos recueillis par Nicole MARI
Me Jean-Sébastien de Casalta : " Nous sommes un peu frustrés"
Avocat d'Olivier Jourdan-Roulot, rédacteur en chef de 24 Ore
"Nous sommes un petit peu frustrés parce que nous pensions que le débat allait s'engager également sur le fond. L'audience n'a été qu'une audience de procédure. Il va falloir attendre que le Tribunal statue sur ce moyen de nullité. Nous apprécierons de la suite quand nous serons en l'état de la décision du Tribunal. Nous savions qu'il y avait des incidents de procédures, qu'ils allaient être examinés. On pouvait envisager que le Tribunal ne joigne pas l'incident au fond, mais il fait du droit. Il est tout à fait normal que des magistrats professionnels réfléchissent et décident ce qui convient de réserver aux argumentations juridiques développées par voie de conclusions. Si la nullité est acceptée, il y aura sans doute un appel de Mr Thiel. A ce moment-là, le débat s'engagera procéduralement devant la Cour d'Appel de Bastia. Si la nullité est rejetée, le Tribunal fixera une date pour que le dossier soit évoqué sur le fond".
Propos recueillis par Nicole MARI
Propos recueillis par Nicole MARI