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À l’Assemblée de Corse, une union sacrée pour tracer un chemin contre la mafia


le Vendredi 28 Février 2025 à 17:41

Ce vendredi, l'hémicycle a adopté à l'unanimité le rapport relatif à la lutte contre les pratiques mafieuses. Jeudi, une longue journée de débats avait occupé l'hémicycle, tandis qu'un travail d'étude des 62 amendements déposés et de réécriture de la délibération finale s'est poursuivi jusqu'au bout de la nuit.



(Photos : Paule Santoni)
(Photos : Paule Santoni)
« Au moment où je prends la parole, je ne peux pas ne pas être saisi par l’émotion en pensant à ce que les mots que nous allons avoir aujourd’hui expriment de douleur infinie dans des centaines et peut être même des milliers de familles ». Face à l’hémicycle de l’Assemblée de Corse, c’est avec une grande solennité que Gilles Simeoni a débuté la présentation du rapport de l’Exécutif relatif à la lutte contre les pratiques mafieuses, ce jeudi en milieu d’après-midi, lors de la session spécialement consacrée au sujet. Plus tôt dans la journée, l’ancien maire de Palerme, Leoluca Orlando, est venu apporter un témoignage éclairant sur le combat qu’il a mené durant de longues années contre cette criminalité pernicieuse. Derrière lui, le ministre de la Justice, Gérald Darmanin, a pour sa part annoncé « un renforcement sans précédent  » des moyens donnés à la justice pour lutter contre le crime organisé en Corse. 
 
Ni alpha, ni oméga, le président de l’Exécutif l’affirme, ce rapport qui vise à porter des propositions « pour une société corse libre, apaisée et démocratique »  (voir par ailleurs), construit d’après le travail réalisé par les ateliers mis en place après la première session dédiée aux dérives mafieuses, est « à la fois un point d’aboutissement et un point de départ ». « Nous aurons à continuer à travailler ensemble, à améliorer les dispositifs, à réfléchir à de nouvelles façons d’agir, à changer nos pratiques politique et nos pratiques administratives pour intégrer ces nouveaux enjeux », promet-il en disant avoir pris note des vives critiques formulées notamment par les collectifs anti-mafia  depuis la semaine dernière. Ce document de 81 pages a aussi recueilli un avis « réservé voire défavorable » de l’Assemblea di a Giuventù en amont de la session. Alors, dans une longue plaidoirie d’1h30, Gilles Simeoni s’astreint à commenter les mesures portées par le rapport, et à justifier des choix qui ne font pas l’unanimité.
 

« Nous sommes une société de proximité, un petit peuple et nous nous connaissons tous. Et nous savons que ce cercle du malheur qui est allé ces dernières années en s’élargissant nous a touché à tous et toutes. Nous avons aussi la crainte que ce cercle du malheur ne continue à s’élargir. Entre le silence qui n’est en aucun cas l’expression de la peur, entre le silence qui peut être pour certaines situations la forme du respect et de la pudeur, entre le silence qu’il convient quelque fois de respecter, et les mots qu’il faut avoir le courage de choisir et de prononcer, et enfin les actes qu’il faut assumer en hommes et femmes libres, nous allons essayer de trouver le juste équilibre », instille-t-il en outre. « La lutte contre les dérives mafieuses, ou les pratiques mafieuses, ou les logiques mafieuses, ou la mafia si on choisit de retenir le conseil que nous a donné Leoluca Orlando, font partie de notre ADN politique et que depuis des décennies nous nous sommes engagés pour que ce pays et ce peuple aient un présent et un avenir de liberté, d’apaisement et de démocratie », reprend-il en lançant un appel aux élus : « Aujourd'hui, nous posons la première pierre, la fondation de cette maison commune qui est celle d'une société corse libre, apaisée et démocratique. Je vous demande, je vous exhorte à ce que nous posons cette première pierre ensemble ».
 

« L’État a une responsabilité écrasante dans l’émergence des dérives mafieuses »
 
Derrière lui, sur les bancs d’Un Soffiu Novu, Cathy Cognetti fait douloureusement référence au récent assassinat de la jeune Chloé à Ponte-Leccia. « Chloé avait 18 ans, elle était de cette jeunesse à qui nous devons tout, mais surtout cette jeunesse qui est notre promesse d’avenir. Nous nous pensions à l’abri des violences, nous pensions que le respect des femmes était ancré dans notre culture corse, mais les récents évènements nous prouvent le contraire. Nous aurions aimé continuer à dire que notre jeunesse est à l’abri des dérives, mais ce n’est plus le cas », déplore-t-elle en engageant à « repenser la Corse pour lui redonner sa vocation à être une terre de droit, une idée chère à Pascal Paoli ». Dans cet objectif, elle estime que le volet éducation prévu dans le rapport « est un véritable levier qui permettra de réduire les dérives ». « L’ignorance est le terreau de la violence sous toutes ses formes, physique ou économique. Le combat contre l’ignorance se gagne par l’instruction et l’éducation », souligne-t-elle, « De l’épanouissement et le développement de notre jeunesse dépendra l’avenir de notre île. L’éducation est notre bien le plus précieux et il convient d’accompagner notre jeunesse dans cette construction de parcours ».
 
Du côté d’Avanzemu, Julia Tiberi convient que ce rapport est un « commencement de réponse » au mal qui imprègne la Corse, et que « s’il est l’aboutissement du cycle de travail entamé il y a plusieurs mois, il ne vient pas clore ni la réflexion, ni la discussion entamée ». « Est-ce que le rapport qui nous est soumis est entièrement satisfaisant ? Est-ce que le rapport qui nous est soumis permettra de mettre un terme aux dérives mafieuses et à leurs conséquences ? À l’évidence la réponse est non. Mais ce rapport a le mérite d’exister, d’abord parce qu’il est la preuve de l’engagement de notre collectivité dans la lutte contre l’emprise mafieuse et dire ou penser le contraire procéderait d’un procès d’intention, et ensuite parce que la Corse est la seule collectivité en France et en Europe à s’être emparée du sujet de la sorte », souligne-t-elle. « Ici, nous avons quand même souvent l’impression désagréable qu’on fait porter aux élus et notamment aux maires une responsabilité quasi pleine et entière que nous n’avons pas à endosser. Ici on fait aussi porter aux citoyens la responsabilité d’une omertà qui confinerait quelque part à la complicité. Nous souhaitons dire avec force que le peuple corse n’a pas de responsabilité collective dans l’essor de la violence et dans l’essor de la criminalité », tonne-t-elle par ailleurs. 
 

« Ce qui est nécessaire c’est une meilleure application des lois actuelles »
 
Alors que le rapport se positionne contre la création d’un délit d’association mafieuse issu de la législation italienne, l’avocate - qui a été rapporteur de l’atelier de travail qui a étudié cette question - souhaite également développer cet argumentaire. « Nous considérons que la législation pénale française est déjà extrêmement répressive, sous réserve d’une part de la volonté politique, et d’autre part des moyens mis en œuvre pour atteindre les objectifs escomptés », soutient-elle en se montrant très réservée sur la création prévue d’un Parquet national anti-criminalité organisée et sur l’annonce formulée par le Garde des Sceaux quelques heures auparavant du lancement d’une réflexion sur la création d’un pôle de lutte contre la criminalité à Bastia. « On assiste au fil des ans et de l’actualité à un durcissement du dispositif répressif. Mais force est de constater qu’il n’y a aucune corrélation établie entre ce durcissement et l’amélioration de notre sécurité collective. Faire croire que le seul moyen de lutter contre les dérives mafieuses serait d’intensifier la répression est faux. Personne n’a envie de vivre dans une société où on tue des jeunes tous les quatre matins. Cela dit, nous ne voulons pas non plus vivre dans une société dans laquelle le tout sécuritaire l’emportait sur les droits et libertés, et surtout pour une efficacité qui n’est pas démontrée. C’est là toute la difficulté de ce point d’équilibre à trouver », souffle-t-elle en glissant : « La justice en Corse a longtemps été défaillante, y compris dans une période contemporaine où elle a laissé prospérer la grande criminalité pour se concentrer sur les nationalistes. Il n’est pas fou ni faux de dire que l’État a une responsabilité écrasante dans l’émergence des dérives mafieuses. Il faudra aujourd’hui que les moyens soient à la hauteur de la volonté affichée par le ministre, sinon ce sera peine perdue ». 
 
Dans les travées de la majorité, Marie-Hélène Casanova-Servas, elle aussi avocate, s’astreint également à défendre le positionnement du rapport contre le renforcement de l’arsenal juridique, et dévoile que les « travaux des ateliers ont mis en évidence deux approches opposées ». « Une première approche répressive et renforcée, inspirée du modèle italien incluant des mesures dérogatoires de droit commun, notamment le délit d'association mafieuse, et une deuxième fondée sur le droit commun, privilégiant une politique pénale plus efficace et durable, sans remettre en cause les libertés individuelles », détaille l’élue de Fà Populu Inseme, « Nous défendons évidemment la deuxième approche. Ce choix ne relève ni de la faiblesse ni du laxisme. Nous savons d’où nous venons et nous connaissons les dangers des juridictions d’exception, notamment le risque d’arbitraire judiciaire ». Et de rappeler des pratiques encore vifs dans la mémoire collective. « A-t-on oublié les dérives de la DNAT ? Les interpellations abusives ? Les perquisitions, les gardes à vue de simples sympathisants nationalistes ? Les balais aériens pour des déferrements et des présentations devant des juges d’instructions suivies de mises en examen fondées la plupart du temps sur des constructions intellectuelles ? Des détentions provisoires prolongées, l’isolement carcéral ? Tout cela est rendu possible dans un cadre d’exception ou les libertés individuelles sont bafouées », abonde-t-elle en résumant : « C’est compte tenu de tous ces éléments que nous sommes réticents à la création de juridictions d’exception. Nous pensons que les dispositions en vigueur peuvent répondre, si l'on y met les moyens, aux crimes et délits commis dans le cadre de la criminalité organisée. Ce qui est nécessaire c’est une meilleure application des lois actuelles, un renforcement des outils déjà en place et surtout une réelle volonté politique de l’État d’agir en Corse. Si l’on en croit ce qui nous a été dit ce matin, on devrait pouvoir regarder devant avec un peu plus de sérénité ».
 
Valérie Bozzi, une autre robe noire, enfonce le clou. « À droit constant l’arsenal juridique est grand s’il y a une volonté politique », assure-t-elle en convenant que « le volet répressif est aujourd’hui insuffisant ». « Il faudra une génération pour changer notre société en profondeur », affirme la co-présidente d’Un Soffiu Novu. 
 

« Il faut en finir avec le culte des armes, de l’argent facile et du voyou »
 
Pour dresser le portrait d’une Corse à la dérive, Danielle Antonini de Fà Populu Inseme lit pour sa part une lettre qui lui a été confiée par Saveria Giorgi, la sœur de Pilou, assassiné le 23 décembre dernier au Lamparo. Avec des mots forts, la jeune femme y décrit « une société qui va mal »« Paradoxalement votre fille peut rentrer seule d’une soirée, sans craindre d’être agressée dans une sombre ruelle, mais votre fils peut mourir derrière un bar, ne serait-ce que pour un simple regard. Que faut-il faire ? Est-il encore raisonnable de vouloir fonder une famille ici et prospérer dans des affaires si notre environnement est aussi pourri ? Dois-je penser à un avenir meilleur ici ou ailleurs ? », écrit-elle en appelant à ce que « la mort de (son) frère ne soit pas vaine ». « La came, les armes, la mort, je ne sais pas dans quel ordre les mettre mais voilà en tous cas un cercle vicieux et surtout une spirale infernale dans laquelle s’est engouffrée la Corse depuis une bonne trentaine d’années. La drogue est partout, dans tous les quartiers de nos villes, dans tous nos villages, même les plus isolés, elle touche toutes les classes de la société, et d’ailleurs je suis persuadée qu’aucune couche n’est épargnée. Tout cela nous le savons très bien. Mais il existe une réelle difficulté de quantification en l’absence de statistiques », déplore de son côté l’élue en soulignant de facto qu’il est désormais « capital d’établir un état des lieux, une véritable cartographie pour obtenir une connaissance plus précise des terrains des addictions et conduites addictives sur lesquelles il faut agir ». « Nous devons faire de la lutte contre la consommation de drogue une grande cause nationale. Il est impératif de sensibiliser notre jeunesse et d’impliquer tous les acteurs de la vie économique et festif », avance-t-elle dans ce droit fil, « Il est de notre responsabilité collective de dénoncer ces dérives et de travailler ensemble pour un avenir ou la Corse pourra se libérer de l’emprise mafieuse. La prévention, l’éducation et la sensibilisation des jeunes sont des outils essentiels pour déconstruire le mythe de la glamourisation du crime organisé. Il faut en finir avec le culte des armes, de l’argent facile et du voyou ». 
 
« La Corse est l’île des paradoxes. Nous la pensions préservée, protégée par l’insularité, nous réalisons que nous avons vécu dans l’illusion et le fantasme. Le réveil est brutal », se désole pour sa part Marie-Thérèse Mariotti, « Notre société est en proie à une violence de plus en plus inquiétante, protéiforme et on n’hésite plus, jusqu’au plus haut sommet de l’État à parler de dérives mafieuses ». Lucide, la conseillère territoriale de droite accorde que « cette délibération ne va pas régler par un coup de baguette magique tous les maux de notre société », mais elle dit espérer « qu’elle ouvrira un chemin ». Cependant, elle avertit, « sans un pouvoir régalien à la hauteur des enjeux, il sera difficile d’agir efficacement ». « Nous sommes face à des réseaux de prédation, la lutte doit être sans complaisance. Il est difficile de demander un sursaut collectif à une société qui ne se sent pas totalement protégée. Il faut donc que l’État se dote d’un arsenal juridique visant à contrer la mafia en tant que système avec des moyens police justice dimensionnés », signale-t-elle. 

 

« C’est le texte de la Corse, le texte qui dit non au non-droit »
 
Enfin, le leader de Core in Fronte, Paul-Félix Benedetti invite à poser les bons mots sur les maux, alors qu’un débat sémantique continue d’exister pour qualifier ces phénomènes qui rongent la Corse. « Je pense que le mot à retenir c’est fait mafieux. Pas dérives, pas emprise ou alors on dit mafia tout court », commente-t-il. Par ailleurs, il note que « ce qui est important, c'est que la société corse, l’émanation de porte-paroles, les associations, ont suscité un intérêt très fort pour des éléments de liberté et de reprise en main du moteur de l'équilibre sociétal, à savoir la justice ». « La justice ne passe par des lois, par un ordre établi, elle passe avant tout par un état d'esprit de justice », développe-t-il. Pointant les travaux prépartoires de ateliers, il se félicite que ceux-ci aient pu mener à « une écoute et une réponse d'un nombre très important d'acteurs de la vie corse ». « Nous sommes dans une société très petite. Tout le monde se connaît, et on connaît presque tout. Je crois que collectivement, il faut qu'on arrête de faire semblant de ne pas savoir et de faire semblant de ne pas comprendre. C'est la parole qui libérera les consciences et qui permettra d'inverser la logique qui fait qu'aujourd'hui un réseau mafieux est plus dans la phase de la contemplation et de l'adoration de la part d'une grosse partie de notre jeunesse que dans la phase du rejet total », souligne-t-il encore en constatant : « On a subi des logiques et on a laissé toute une frange de la population, qui au départ n’est probablement pas crapuleuse, devenir affairiste, boulimique et terrorisante pour garder un pré carré générateur de profitJe pense que nos travaux doivent conduire à amener un sursaut sociétal très fort. Il y a besoin de dire non aux crimes, non aux dérives, non aux pressions, non aux pouvoirs souterrains ».  Dans ce droit fil, il appelle l’assemblée à voter unanimement en faveur d’un texte « qui a le mérite d’exister ».« On ne peut pas se permettre une abstention. C’est le texte de la Corse, le texte qui dit non au non-droit », appuie-t-il. 
 
« Afin de faire évoluer la délibération initiale » et de la rendre plus en phase avec les attentes de chacun, 62 amendements seront déposés. Après une suspension de la session jeudi sur les coups de 19h, la Commission permanente élargie aux présidents de groupes étudiera ces propositions jusqu'au bout de la nuit. Ce n'est finalement que vendredi en milieu d'après-midi que les élus reviendront dans l'hémicycle pour voter la délibération finale. 


« Un horizon d’espoir insoupçonné »

« Je peux me dire satisfaite du travail qui a été réalisé. Sur le fond politique, de véritables échanges ont eu lieu. À chaque fois, nous avons essayé de trouver un point d’équilibre entre toutes les propositions dans le cadre d’un travail conjoint », se réjouira Marie-Antoinette Maupertuis, la présidente de l’Assemblée en se félicitant même d’ « amendements de compromis que nous avons rédigé ensemble ». « Nous avons préserve un esprit de co-construction, de convergence pour un sujet lourd, difficile », saluera-t-elle. Gilles Simeoni abondera. « Nous avons vécu un moment politique important », se satisfera-t-il en poursuivant : « Nous avons défini en quoi les pratiques mafieuses menacent la société corse, et avons mis en contre-point ce que nous volons : une société corse libre, apaisée et démocratique. Nous nous donnons une direction et cela ouvre un horizon d’espoir insoupçonné ».

Sans surprise, les élus adopteront dans la foulée ce texte à l’unanimité. La marque d’une union sacrée autour d’un combat capital pour l’avenir de la Corse. Qui devra désormais sortir des grands discours et se mener dans les actions du quotidien. « Nous avons franchi une étape, mais il reste un Everest à gravir et nous ne sommes même pas au camp de base », avertit la présidente de l’Assemblée de Corse.