Dans notre quartier de la basse Navaggia, nous avions une porcherie située à quelques centaines de mètres de la maison, parmi d’autres, sur un chemin qui n’existe plus aujourd’hui.
Deux d’entre elles étaient contiguës pour faire des économies de planches. Généralement, deux porcs vivaient en colocation gratuite et n’appartenaient pas toujours à la même famille. Dans ce cas aussi, il était question de faire des économies de logement. L’emplacement était réservé à ce genre d’élevage dans un endroit suffisamment éloigné pour éviter la pollution olfactive et visuelle à proximité des habitations. C’est aux abords de cette cabane à cochons que nous trouvions les meilleurs lombrics pour la pêche à la truite, fermes et vifs avec une artère bien rouge qui les parcourait sur toute leur longueur. La promesse de bonnes prises.
Vous imaginez facilement que les plans de la porcherie n’étaient pas visés par un architecte, que la réalisation était des plus sommaires et des plus grossières. D’ailleurs, si les cochons avaient pu s’exprimer pour donner un avis, ils auraient sans doute protesté pour avoir une soue mieux conçue. L’abri comportait un côté nuit couvert et une partie jour plus grande où trônait une auge large creusée dans un tronc d’arbre ou fabriquée avec de grosses planches dont les jointures avaient été étanchéifiées. L’ensemble était réalisé de telle manière que nous puissions déverser le contenu de nos seaux sans pénétrer à l’intérieur. Le plancher penchait fortement d’un côté de sorte que la pluie faisait le ménage naturellement en emportant les excréments à l’extérieur par un espace spécialement laissé à cet effet. Nos deux porcs vivaient constamment sur les freins par temps humide car les planches devenues glissantes les tiraient vers la mangeoire située au plus bas. L’animal est intelligent et savait comment s’adapter. Nous grimpions sur une mini échelle à trois degrés, juste de quoi se hisser suffisamment pour remplir le bac. La porte, une sorte de barrière rudimentaire mais solide était presque condamnée à rester fermée. Elle servait au moment du nettoyage hebdomadaire et le jour de la « tumbera » pour le dernier voyage jusqu’à la petite place devant la maison. L’échelle à trois petites marches comme le toit de la chambre à coucher étaient de même facture sans aucun souci d’esthétique ni de règle élémentaire de menuiserie. La couverture aux planches disjointes prenait eau de toutes parts si bien que les soirs de pluie, nos deux suidés se retrouvaient rincés le matin sans passer par la salle de bain. On avait l’impression qu’ils s’en fichaient pourvu qu’ils aient de quoi croquer sous leurs puissantes molaires et pour cela, glands et châtaignes étaient très prisés. Ils en raffolaient. Le petit œil marron qui nous fixait trahissait leur satisfaction lorsqu’ils broyaient allègrement chacun de son côté préféré de la mâchoire. Ils pressaient l’étau côté droit ou côté gauche avec vigueur et avidité faisant chanter la châtaigne puis s’abreuvaient un instant de la soupe froide, très liquide que nous avions versée dans l’auge. Lorsqu’il n’y avait ni châtaignes ni glands nous épaississions la lavasse avec du son, u ripassu.
Un grand chêne situé juste à l’aplomb de la porcherie lâchait, à la bonne saison, ses glands au compte-goutte offrant quelques friandises tombées du ciel en guise de goûter en attendant le repas plus copieux.
Bien repus, avant qu’ils ne s’étendent dans un coin, nous avions l’impression qu’ils venaient nous saluer, nous remercier de ce bon repas. Ils se plaçaient devant nous, levaient leur groin humide et mobile pour mieux nous montrer le piercing en fil de fer fiché entre les narines lorsqu’ils étaient encore petits. Avec cet artifice, ils ne cherchaient pas à rogner les planches car la partie molle du museau est bien trop sensible. Cela limitait les dégâts dans l’ouvrage.
Deux cochons heureux, quoi ! Ils n’avaient connu que la captivité et n’avaient rien d’autre à faire que manger, boire et dormir, dépasser les cents kilos si possible pour bien récompenser le propriétaire de les avoir conduits si vite à l’obésité en respectant le principe des sumos. En fait, c’était la famille qui se réjouissait en constatant semaine après semaine que l’arrière train prenait bon galbe, devenant bien large et bien ferme. Grand-père qui était myope se penchait par-dessus les planches pour tâter le potelé des fesses en imaginant par avance les jambons qui sècheront pendus au-dessus de la cheminée. Puis s’attardant sur l’échine et la longe : « Bona coppa ! Bon lonzu ! » S’exclamait-il. Il se méfiait car, d’un coup de dent vite arrivé, l’animal pouvait bien lui serrer la pince sans prévenir, et mieux valait rester sur ses gardes.
C’était ma grand-mère qui les nourrissait le plus souvent sauf l’été car elle avait une peur bleue des couleuvres. Sur le passage, une bien grande avait élu domicile près d’une source se dorant au soleil juste au milieu du chemin et l’attendait pour l’effaroucher. Alors, mon frère et moi prenions le relais en cherchant chaque fois à battre le record d’un aller-retour en regardant le réveil qui trônait sur la cheminée, au départ comme à l’arrivée…
Groin ! Groin ! Grouik ! Grouik ! Une vie de cochon dans un boiton*!... Et qui grossissait à vue d’œil rien qu’en écoutant son histoire.
*Boiton. Compartiment à cochons dans une étable. Terme surtout utilisé en Suisse.
Simon DOMINATI