Ses écrits explorent un passé qui n'a sans doute pas existé, mais qu'importe, avec une telle érudition et un tel humour, on peut tout se permettre.
De passage sur ses terres, Nunziu s'est prêté avec finesse et humour à l'exercice de l'entretien pour nous plonger dans son univers.
- Nunziu, vous venez de publier Rouleaux Mongols suivi de J’ai pissé sur l’Inca aux éditions Les Indés. Et dans ces deux récits réunis en un volume, il est question de la Corse.
- Oui, mais sans qu’on puisse dire que ce soit un livre sur la Corse. Rouleaux Mongols est un pastiche fantastique et délirant de l’épopée de Gengis-Khan. Aucune scène ne se déroule en Corse : l’histoire commence au pays des Bachichins, qui est un coin de Provence, puis dérape dans la steppe mongole. L’autre récit, J’ai pissé sur l’Inca, est une chanson de geste qui mélange prose et poésie. C’est un petit tour du monde où la cocasserie des premières pages vire peu à peu au tragique, et dont le personnage principal, Fernando, tire des coups de chapeau à quelques écrivains ou artistes, voire à des personnages selon lui mémorables.
- Il y a en effet beaucoup de références littéraires et historiques dans votre texte. Faut-il être érudit pour vous lire ?
- Jorge Luis Borges, que je choisirais pour maître si j’avais la prétention d’être le disciple d’un très grand écrivain, a exprimé l’idée que dans un monde fini, totalement exploré, l’érudition constituait la dernière aventure possible. C’est un sentiment que je partage, et qui imprègne mes récits. Comment ne pas envier les générations qui ont vécu à une époque où la carte du monde était encore truffée de ce qu’on appelait des zones grises, c’est-à-dire des terres inexplorées ? Mais l’érudition, ou tout simplement le passé, reste pour moi une source d’imagination, de mystification, et finalement de divertissement pour le lecteur. On ouvre un livre comme on s’assoit devant un film : en espérant qu’il soit bon et qu’on passera un bon moment. Si on prend les Rouleaux Mongols, par exemple, aucun besoin d’en savoir long sur Gengis-Khan pour suivre les aventures d’une tribu qui ne vit que pour exterminer ceux qui ne lui ressemblent pas. C’est un thème un petit peu actuel, non ? Dans J’ai pissé sur l’Inca, s’il est vrai que les références sont nombreuses, elles ne servent qu’à créer et explorer des situations souvent comiques et à brouiller les cartes : je parle d’une sonate de Schumann aussi bien que des chansons loufoques d’Ernest Pantoufle, ou du DJ jamaïquain Ninjaman. Mon éditeur a très bien saisi ça quand il me présente comme « un tiers barré, un tiers poète et un tiers grand savant », même si je précise que je ne suis savant que dans les domaines qui me passionnent – comme chacun d’entre nous, au fond. Sur son site, à propos de mon livre, il pose aussi la question suivante : « Quel rapport y a-t-il entre les invasions mongoles et Björn Borg ? » Ça présente bien les choses, et ça vaut mieux qu’un long discours.
- Revenons à la Corse. Elle est présente à différents titres, mais la Balagne est plus souvent mentionnée que d’autres régions de l’île.
- C’est vrai. Et le premier des sept prétendus rouleaux mongols aurait été retrouvé à Calvi sur la plage l’Oscellucia. Dans J’ai pissé sur l’Inca, je me remémore Calvi et Muro dans les années 60 et 70. La Corse d’avant 1976, en fait. Je parle des frères Vincenti, de Santa Reparata, et c’est vrai que j’ai souvent une de leurs chansons aux lèvres quand je balade mes chiens. C’est étrange comme je ressens de la nostalgie pour ces années-là. Je me dis parfois, et cette pensée ne me rend pas heureux, que la Corse d’avant nos fameuses 40 années de lutte était peut-être plus authentique que la Corse d’après. J’ai conservé une photo de mon arrière-grand-père célébrant sa Légion d’Honneur, à Calvi, dans les années 50. Tout le contraire d’un nationaliste, mais ça ne l’empêchait pas d’être complètement corse. Sauf qu’il s’habillait en marin et pas en treillis militaire. Je me demande ce qu’il aurait pensé en 1976, au matin du 6 mai. Je me demande ce qu’il aurait pensé de certaines pages de J’ai pissé sur l’Inca. Et pour en terminer avec la Balagne, je me souviens aussi, dans ce récit, que certains de mes ancêtres étaient des gondoliers de Capraia, des familles Chiama et Bargone, qui se sont établis à Lunghignano à la fin du 18e siècle : ils y ont fait souche et se sont mariés avec des gens de Montemaggiore, de Cassano, de Zilia, et bien sûr de Lunghignano. Cette lignée de Balagne et de Capraia aboutit à mon aïeule Nunzia.
- Il y a aussi ce curieux texte où vous imaginez que le Massif des Maures, en Provence, se détache du continent et devient une île au large de la Corse. Pourquoi ?
- Parce que c’est un rêve absolu ! J’ai toujours eu un pied en Corse et l’autre au Lavandou, que j’appelle dans mon livre le « pays des Bachichins », d’après la tradition locale. Vous connaissez l’anse de Saint-Clair ? la plage du Layet ? Aiguebelle ? Pramousquier ? le Dattier vu de la mer quand vous pêchez à 300 mètres du rivage ? la plage de l’Éléphant ? l’île de Port-Cros ? C’est le paradis, en plus beau. Mais la Provence, elle, n’existe plus. Elle n’a plus de langue, plus conscience d’elle-même, tout le monde s’y installe ou y passe comme dans un moulin, et la culture se résume à quelques manifestations folkloriques, en costume arlésien, pour amuser les touristes. C’est pourquoi, dans ce texte, je cite une strophe de La Coumtesso, un poème plein de rage de Frédéric Mistral, composé en 1866. Un siècle et demi après, la cause est entendue et enterrée. D’où l’idée de cette rébellion tectonique qui arracherait le Massif des Maures, et donc Le Lavandou, au continent, pour devenir une île au large de la Balagne, comme Capraia baigne au large du Cap Corse.
- Dans J’ai pissé sur l’Inca, il y a aussi des pages plus réalistes, et même plus politiques, au sujet de la Corse. Pourquoi cet hommage à Pierre Albertini ?
- Parce que Pierre Albertini mérite qu’on se souvienne de lui. C’est un héros corse, tout simplement. On peut le décrire en deux mots : courage et intégrité. Il avait seulement 23 ans lors du commando de la prison d’Ajaccio du 7 juin 1984, qui reste l’action la plus éclatante du FLNC, parce que l’horreur de l’assassinat de Guy Orsoni, qui n’était coupable de rien sinon d’être nationaliste et d’être le frère d’Alain dont la France voulait la peau, hurlait vengeance. Ce jour-là, Pierre Albertini est entré dans l’Histoire, et à chaque fois que je l’écoute crier « Evviva u Fronte ! Evivva u Fronte », debout dans le fourgon de Broussard et brandissant ses menottes, alors qu’il vient d’exécuter Leccia et Contini dans leurs cellules et que Broussard ne le sait pas encore, j’ai envie de lui hurler « Merci ! », en retour. Mais il n’y a rien de politique dans ce que j’ai écrit, je rends hommage à un homme qui a donné sa vie à la Corse, et qui l’a fait avec un éclat tout à fait singulier.
- Vous dites que ce n’est pas politique, pourtant vous publiez aussi, après le poème sur Pierre Albertini, un texte d’Alain Orsoni. Et ce texte fait même allusion à la victoire nationaliste de décembre 2015.
- C’est vrai, mais là encore, la lettre qu’Alain a eu la gentillesse de m’écrire reste dans l’hommage et les souvenirs personnels. C’est un très beau texte, il faut le dire, qui évoque la personnalité de Pierre et retrace l’histoire de leur amitié. À la fin, c’est vrai, Alain Orsoni écrit – et il a raison – que la victoire électorale de 2015 est aussi celle de Pierre, et il a une pensée pour tous les militants disparus qui « n’auront pas connu cette immense joie ». Parce que le hasard a voulu que nous soyons en contact au sujet de Pierre à ce moment-là. J’ai reçu la lettre d’Alain le 30 décembre 2015. Maintenant, personne ne peut parler à la place de Pierre et dire ce qu’il aurait pensé de la situation actuelle. Mais que les récentes victoires électorales soient le fruit du militantisme passé, ça ne se discute pas".
- Alain Orsoni fait également allusion à la guerre dite « fratricide » des années 1990. Il écrit : « Nous avons tous été coupables de tomber dans le piège de l’affrontement entre nous. » Pierre Albertini, que vous considérez comme un héros, ne serait-il pas, lui aussi, tombé dans ce piège ?
- Qu’aucun des camps qui s’affrontaient ne soit blanc comme neige, je le concède. En ce sens, je rejoins Alain Orsoni. Mais ça ne veut pas dire qu’il faille renvoyer tout le monde dos-à-dos. Bien sûr, Pierre Albertini était à la fois un dirigeant du MPA et du FLNC Canal habituel au moment de la guerre, il a donc probablement sa part de responsabilité. Mais ce qui est sûr, c’est qu’il n’a pas voulu cette guerre : il a dû l’affronter. Ce qui est sûr aussi, c’est que Pierre Albertini n’était sûrement pas du genre à appeler au meurtre par des tracts anonymes, pas du genre à envoyer des jeunes se faire massacrer à sa place, pas du genre à taper dans la caisse, pas du genre à se pavaner dans une bouffonnerie du type Tralonca, pas du genre à liquider ses propres militants, et bien sûr pas du genre à se dérober. Ayant dit ça, je crois très sincèrement qu’il faut se souvenir, moi le premier, de tous les morts de tous les camps. Parce que quels qu’aient été leurs parcours, ou une partie de leurs parcours, ils ont payé de leur vie leur engagement, pendant que moi, à cette époque, j’étais tranquillement sur l’autre rive, à draguer, à écouter pousser mes cheveux et à me saouler dans les bars du Lavandou.
- Dans ce cas, pourquoi rendre uniquement hommage à Pierre Albertini ?
- Tout simplement parce que Pierre Albertini fait partie des personnages de l’histoire de Corse à qui je pense souvent, et à qui mon admiration est acquise. Cela dit j’aurais tout aussi bien pu rendre hommage à Clemente Paoli ou à d’autres. Je cite d’ailleurs brièvement Circinellu et Ritondella, autres héros. Mais à travers Albertini, ce sont surtout des qualités humaines et un exemple que je mets en avant. Au moment où je vous réponds, je viens d’apprendre la triste nouvelle du décès de Jean Vesperini, qui était aussi du commando de la prison d’Ajaccio. Eh bien, quand je l’ai rencontré en 2016, voici ce qu’il m’a dit : « Aux côtés de Pierre, on n’avait peur de rien. Quels que soient les risques d’une opération, on y allait. » Il m’avait aussi raconté un rêve qu’il avait fait cet été-là, et c’est une très belle anecdote. Dans son rêve, Jean avait revu Pierre, et Pierre lui disait : « O Jean ! comment se fait-il que tu ne t’en sois pas sorti ? Nous sommes tous vivants et toi tu es mort… » Ça l’avait remué, parce que le cauchemar inversait cruellement les situations. Du coup, il était monté à Albertacce pour allumer une bougie sur la tombe de Pierre. Je pourrais citer d’autres personnes. Partout le même son de cloche : totalement dévoué à sa cause, droit, généreux, toujours là pour ses amis. Au 8e RPIMA, où il s’est engagé très jeune, on garde de lui le souvenir d’un soldat promis à une superbe carrière, d’un meneur d’hommes. Un de ses supérieurs, Gérard Bégel, m’a écrit : « J’ai été le chef de section de Pierre Albertini, du 1er février 1979, date de son arrivée à la 11 du 8, jusqu’au 30 juin 1981, date de mon départ pour le Zaïre. Il fut l’un de mes trois tireurs d’élite quand nous avons rejoint la 2, avec laquelle nous avons effectué deux séjours en Centre-Afrique (octobre 1979 à février 1980, puis fin 1980 à début 1981). Je l’ai orienté vers les Pelotons d’Élèves Gradés au printemps 81, c’est dire la confiance et l’estime que je lui portais. J’ai malheureusement appris ce qui lui était arrivé plus tard. » Comme quoi, nationaliste corse ou pas, il est permis d’honorer la mémoire de Pierre Albertini".