Test de grammaire surréaliste (le superlatif relatif)
Comment dit-on en corse " le pays le plus beau du monde" ?
On relève dans l'usage les 3 constructions suivantes
- U paese U più bellu di u mondu
- U paese più bellu di u mondu
- U più paese bellu di u mondu
Usage
A et B sont d'un usage fréquent; C est beaucoup plus rare. R.Coti, par exemple, emploie les 3 constructions:
- a vita a più cutidiana
(ARTICLE+ nom+ARTICLE+più+adjectif - u poghju più supranu di u paesi
(ARTICLE+ nom+più+adjectif) - u più locu luntanu di l'universu,
(ARTICLE+più+nom+adjectif
Prescriptions
La répétition de l'article, considérée comme un calque du français (LE pays Le plus beau), est sanctionnée par certains auteurs:
- Lisa é a donna più bella di u paese
"Lisa est la (femme) la plus belle du village" (et non:
a donna a più bella) (Muntese 1985, Dizziunariu Corsu Francese)
D'autres la citent comme seul exemple:
- A cità a più maiò di u mondu (Agostini)
D'autres encore considèrent que la solution C se démarque autant du français que de l'italien (ce qui est inexact comme on le verra), et qu'elle est donc la seule correcte en corse. Voici un échange quelque peu surréaliste:
- "Roccu Multedo: Prima un oratore hà dettu "I principii i più sicuri". In veru corsu, cum'è in veru talianu, ci vole à dì "I principii più sicuri". Dunque u talianu ghjova per capì megliu u corsu è ùn ci vole micca à scartallu.
[...]
- Ghjuvan Ghjaseppu Franchi: Vuleria sorte di u sughjettu ghjustamente per risponde à Roccu Multedo. Mi guardu da u talianisimu quant'è da u francisisimu. M'accade di cascacci, ma mi ne guardu à paru. "I principii i più sicuri" in corsu si dice micca, ma si dice "i più principii sicuri", "u più paese maiò".
(http://adecec.net/parutions/scritturalinguacorsa2.html )"
Analyse et synthèse
Par rapport aux représentations linguistiques très conservatrices des "grammatiseurs" français (Vaugelas au 17e siècle en est un exemple emblématique), leurs homologues corses semblent plus attachés à l'originalité qu'à la conservation, malgré les professions de foi ("a lingua di i pastori", "quella di i nostri vechji", …). Tout out se passe comme si une sorte de principe de précaution le but ultime était d'éviter les formes proches du français et/ou de l'italien.
Mais la cohérence n'est pas toujours au rendez-vous: la posture normativiste du "grammatiseur" est souvent en contradiction avec la pratique de l'écrivain, même quand il s'agit de la même personne. C'est le cas par exemple du dernier auteur cité dont les productions littéraires permettent de relever l'emploi fréquent de formes qu'il condamne en trant que "grammatiseur":
- i medichi i più capaci (Fole di mamma)
Dans une publication plus récente (Puntelli di grammatica) le même auteur semble d'ailleurs revenir à une position plus équilibrée: il admet explicitement les 3 solutions. Cette sorte de réhabilitation intervient à un moment où le type C (u più paese bellu), déconcertant pour la majorité des locuteurs, semble progresser chez certains auteurs. Il a notamment les faveurs de ceux qui privilégient les recherches formelles et l'originalité "artistique", parfois au détriment de l'efficacité de la communication.
Quand au modèle (positif ou négatif) des autres langues, il n'offre pas d'argument déterminant, surtout quand on le connaît mal. Le français répète aujourd'hui l'article mais il ne le faisait pas avant la fin du 17e s.:
- "Auparavant l'on disait aussi bien : la chose plus belle, les discours moins sérieux, que la chose la plus belle, les discours les moins sérieux." (http://projects.chass.
utoronto.ca/langueXIX/dg/15_ t4.htm )
Aujourd'hui l'italien ne répète pas l'article, mais il le répétait aurefois:
- agli uomini i più quieti (Manzoni)
Enfin la troisième construction est aussi attestée chez certains auteurs de la Renaissance italienne ou en toscan "vernaculaire":
- vedesti mai il più chiaro vino (Ariosto):
- Le sedie le meglio (Rohlfs, Grammatica Storica)
En résumé, la forme A coïncide avec le français moderne et l'italien du 19e s., la forme B avec le français du 17e s. et l'italien de la Renaissance, la forme C avec l'italien de la Renaissance et avec certaines variétés toscanes.
Malgré les attestations corses (récentes?) indiquées pour la forme C, il semble impossible de dire si le type u più paese bellu a jamais été courant dans l'usage insulaire. L'affirmation semblerait encore plus hasardeuse quant à la construction correspondante du superlatif d'infériorité. En l'absence d'attestations fiables, une phrase du type *u menu paese bellu semble pour l'instant improbable, du moins en l'état actuel de de nos recherches.
En matière de norme, la recherche de l'écart maximum par rapport à l'extérieur, ou bien les options idéologiques (pour ou contre le français ou l'italien) ne peuvent donc tenir lieu d'analyse linguistique. L'observation attentive de l'usage corse (oral et écrit) doivent rester le critère déterminant. Il n'y a donc aucune raison de ne pas admettre les trois constructions du superlatif qui subsistent aujourd'hui, avec des fréquences diverses, dans l'usage insulaire. Par ailleurs, comme on l'a vu, aucune d'entre elles ne peut être considérée comme exclusivement corse: "le désir d’originalité est le père de tous les emprunts" (Paul Valéry -ou Valerii-, "corse ascendant génois.
Jean Chiorboli, 17 Octobre 2012