Politologue, professeur associé à la Sorbonne et rédacteur en chef de la Revue politique et parlementaire, Arnaud Benedetti vient de publier Aux portes du pouvoir - RN, l'inéluctable victoire ? aux éditions Michel Lafon (Crédit photo : Justine Delmotte)
- Le Rassemblement national s’est qualifié au second tour dans les quatre circonscriptions corses. Or, jusqu’à ce dimanche, aucun de ses candidats n’était parvenu à atteindre le second tour d’une élection législative. Comment expliquez-vous qu’il y soit parvenu cette fois-ci, et plutôt quatre fois qu’une ?
- D’abord, il y a une dynamique globale, qui se retrouve partout. Ce qu’il y a de plus surprenant, c’est qu’on aurait pu penser que le scrutin législatif, qui est quand même vécu comme un scrutin territorial en Corse, obéisse aux logiques de réalignement qu’on connaît traditionnellement. Avec en effet un vote qui s’exprime nationalement et ensuite un réalignement sur des offres politiques territoriales. Et là, ce n’est pas tout à fait le cas. Car en effet, on a pour la première fois quatre candidats du RN qui sont susceptibles de se maintenir au second tour. Dans ce vote pour le RN en Corse, on retrouve les mêmes ingrédients qu’ailleurs, qui sont liés aux questions du pouvoir d’achat et de l’enjeu migratoire. Il y a certainement aussi une partie du vote continental. La Corse a vu arriver pas mal de nouveaux installés. Ce n’est certainement pas ce qui épuise l’explication, loin de là, mais c’est une réalité qu’il convient de ne pas exclure dans cette progression du vote RN en Corse. Maintenant, dans mon village, il y a aussi des Corses qui votent Rassemblement national depuis très longtemps. On en connaît tous…
- Et quels sont leurs arguments à ces Corses convaincus par le RN depuis des années ?
- Ils invoquent des raisons sociales, économiques, identitaires. Il y a une culture identitaire en Corse, qui est très forte et qui peut paraître paradoxale vu de l’extérieur. Car vous avez un vote pour un candidat nationaliste et puis un vote pour une formation politique d’essence jacobine comme le Rassemblement national. Ce qui fait le lien, c’est le souci identitaire. Quand ils votent aux territoriales, ils votent nationaliste parce qu’ils considèrent que c’est ce qui leur permet de mieux conserver leur identité de corse et d’insulaire. Et dans un scrutin national, ils votent pour un parti qui, à leurs yeux, est le meilleur défenseur de leur identité d’occidental : le Rassemblement national.
- Ce que vous dites se vérifiait jusqu’à dimanche. Mais lors de ce premier tour des législatives, la plupart des candidats nationalistes se sont fait battre par des candidats du Rassemblement national…
- Oui, c’est une nouveauté.
- Qui s’expliquerait par une logique de vote sanction contre Emmanuel Macron ?
- Oui, en partie. Il y a un anti-macronisme très fort en Corse, qui est une terre très peu macroniste à l’origine. Et aujourd’hui, comme le vote le plus utile pour sanctionner Emmanuel Macron, c’ est le vote Rassemblement national, eh bien Jordan Bardella et ses candidats en profitent, quels que soient les candidats. C’est un vote qui est animé par un ressort profond de dégagisme. Je suis frappé de voir que des gens qui avaient voté Macron en 2017 pour dégager les vieilles forces politiques, votent aujourd’hui pour Jordan Bardella parce qu’il représente l’expression de ce dégagisme. Ca se retrouve partout, y compris en Corse.
- A côté de ça pourtant, le jacobinisme dont se revendique le Rassemblement national, c’est l’antithèse du régionalisme. Le RN ne veut reconnaître ni la langue ni l’existence d’un peuple corse. Cela voudrait dire que les électeurs RN de dimanche s’y opposent aussi ?
- Non. Dans le vote, il ne faut pas toujours chercher des facteurs de cohérence. Il y a des facteurs qui relèvent aussi de l’affect et de l’émotionnel. Ce qui nous apparaît antithétique en terme de raison ne l’est pas forcément en terme de comportement. En l’occurrence, j’explique ce vote par un besoin de protection. D’un côté, les électeurs considèrent que territorialement, les formations autonomistes, dans leurs diversités et leurs nuances, sont les plus à même de protéger l’identité corse. Et de l’autre, le Rassemblement national est vu comme le meilleur moyen de protéger l’identité occidentale. C’est ce qui explique vraisemblablement cette espèce de schizophrénie apparente. Et puis est-ce qu’il y a une culture politique de gauche en Corse ? Je ne sais pas.
- Les partis autonomistes à l’Assemblée de Corse se revendiquent d’un certain humanisme. La majorité de Gilles Simeoni met notamment en avant la communauté de destin, une notion selon laquelle toute personne peut être corse, quelle que soit son origine, à partir du moment où elle adhère aux valeurs portées localement. Par leur expression électorale de dimanche, certains Corses ont-ils voulu remettre en cause cette communauté de destin ?
- La communauté de destin, c’est la traduction de l’universalisme républicain à la société corse. Aujourd’hui, il y a un phénomène de crispation identitaire un peu partout en Europe. Donc, je ne vois pas pourquoi la Corse serait imperméable à cela. En Corse, les nationalistes ne se revendiquent pas de gauche, ils portent des valeurs de progrès. Et aujourd’hui, ces valeurs de progrès sont manifestement questionnées. La notion de communauté de destin est très louable et très généreuse, mais est-elle vécue comme telle par une majorité de Corses ? C’est une vraie question. Et puis il y a tous les ressorts économiques et sociaux : le déclassement, la dépossession, la paupérisation, le seuil de pauvreté qui est plus important en Corse que sur le Continent… Il y a des déterminants identitaires, mais aussi des déterminants sociaux dans le vote du Rassemblement national.
- Un parti espérait sans doute capter plus de voix lors de ce premier tour, c’est A Mossa Palatina. Pour son entrée dans l’arène électorale corse, son leader Nicolas Battini disait ne pas viser plus de 5 % des suffrages. Finalement, A Mossa Palatina a présenté des scores compris entre 2,72 et 4,25 %. Un échec, selon vous ?
- Manifestement, l’électoral potentiel sur lequel misait A Mossa Palatina pour enclencher une dynamique a été cannibalisé par la force d’attraction du Rassemblement national. Face à une telle dynamique du RN aujourd’hui, tous ceux qui essaient d’exister sur la question identitaire – et on l’a vu avec Eric Zemmour – sont marginalisés par la force dominante dans cette sensibilité politique. Mais je ne me risquerai pas à faire de pronostics pour la suite.
- Au vu des résultats de ce scrutin, l’enjeu de l’autonomie est-il devenu un enjeu secondaire pour les Corses ?
- Non, je ne pense pas. C’est un enjeu qui est ancré historiquement et qui est puissant dans l’imaginaire politique corse, c’est une revendication qui a cinquante ans… Donc c’est évident que l’enjeu de l’autonomie restera un enjeu saillant. Mais c’est vrai qu’il est concurrencé par d’autres préoccupations aujourd’hui. C’est une réalité.
- Avant la dissolution de l’Assemblée nationale, les élus corses étaient conscients d’avoir un important travail à mener pour convaincre les parlementaires de les suivre sur le processus d’autonomie de l’île. Dans l’hypothèse d’un gouvernement et d’une Assemblée nationale aux couleurs du RN, le processus a-t-il encore une chance, quand bien même les députés corses sortants parviendraient à sauver leur place ?
- En politique, on n’est jamais à l’abri de surprises. Dans un premier temps, il y aura vraisemblablement un coup d’arrêt à ce processus. Ceci dit, il y a une majorité territoriale autonomiste. Et une majorité des Corses qui sont favorables à ce processus. Si on se retrouve avec une Assemblée nationale dominée par le Rassemblement national, a priori on peut penser que les convictions qui sont celles du Rassemblement national, c’est-à-dire une république une et indivisible, apparaissent peu compatibles avec des revendications d’autonomie. Mais le RN est un mouvement qui a montré une forme de plasticité sur plusieurs sujets. Il a évolué, notamment sur les questions économiques et sociétales. Marine Le Pen a eu une position plutôt modérée par rapport à ce qu’il s’est passé en Nouvelle-Calédonie, considérant que le dégel du corps électoral avait été prématuré. Donc la porte n’est peut-être pas totalement fermée non plus.
- Selon vous, ce vote RN en Corse peut s’inscrire durablement dans le temps ou bien n’est-ce qu’un coup de colère sans lendemain des électeurs ?
- Peut-être que ce n’est qu’un coup de colère, oui. Mais n’oublions pas qu’en Corse, Marine Le Pen a toujours fait des scores importants… Donc dans les scrutins présidentiels, ou aux européennes, cette tendance lourde est déjà présente.
- S’agissant du vote RN en Corse, n’avait-on pas affaire à un vote de contestation plutôt que d’adhésion ?
- Dans tout vote, vous avez de l’adhésion et du rejet. Si le rejet est plus fort que l’adhésion, on peut dire que c’est un coup de colère, la fièvre peut retomber. Mais si c’est l’adhésion qui l’emporte sur le rejet, il est clair que la tendance aura plus de mal à s’inverser.
- D’abord, il y a une dynamique globale, qui se retrouve partout. Ce qu’il y a de plus surprenant, c’est qu’on aurait pu penser que le scrutin législatif, qui est quand même vécu comme un scrutin territorial en Corse, obéisse aux logiques de réalignement qu’on connaît traditionnellement. Avec en effet un vote qui s’exprime nationalement et ensuite un réalignement sur des offres politiques territoriales. Et là, ce n’est pas tout à fait le cas. Car en effet, on a pour la première fois quatre candidats du RN qui sont susceptibles de se maintenir au second tour. Dans ce vote pour le RN en Corse, on retrouve les mêmes ingrédients qu’ailleurs, qui sont liés aux questions du pouvoir d’achat et de l’enjeu migratoire. Il y a certainement aussi une partie du vote continental. La Corse a vu arriver pas mal de nouveaux installés. Ce n’est certainement pas ce qui épuise l’explication, loin de là, mais c’est une réalité qu’il convient de ne pas exclure dans cette progression du vote RN en Corse. Maintenant, dans mon village, il y a aussi des Corses qui votent Rassemblement national depuis très longtemps. On en connaît tous…
- Et quels sont leurs arguments à ces Corses convaincus par le RN depuis des années ?
- Ils invoquent des raisons sociales, économiques, identitaires. Il y a une culture identitaire en Corse, qui est très forte et qui peut paraître paradoxale vu de l’extérieur. Car vous avez un vote pour un candidat nationaliste et puis un vote pour une formation politique d’essence jacobine comme le Rassemblement national. Ce qui fait le lien, c’est le souci identitaire. Quand ils votent aux territoriales, ils votent nationaliste parce qu’ils considèrent que c’est ce qui leur permet de mieux conserver leur identité de corse et d’insulaire. Et dans un scrutin national, ils votent pour un parti qui, à leurs yeux, est le meilleur défenseur de leur identité d’occidental : le Rassemblement national.
- Ce que vous dites se vérifiait jusqu’à dimanche. Mais lors de ce premier tour des législatives, la plupart des candidats nationalistes se sont fait battre par des candidats du Rassemblement national…
- Oui, c’est une nouveauté.
- Qui s’expliquerait par une logique de vote sanction contre Emmanuel Macron ?
- Oui, en partie. Il y a un anti-macronisme très fort en Corse, qui est une terre très peu macroniste à l’origine. Et aujourd’hui, comme le vote le plus utile pour sanctionner Emmanuel Macron, c’ est le vote Rassemblement national, eh bien Jordan Bardella et ses candidats en profitent, quels que soient les candidats. C’est un vote qui est animé par un ressort profond de dégagisme. Je suis frappé de voir que des gens qui avaient voté Macron en 2017 pour dégager les vieilles forces politiques, votent aujourd’hui pour Jordan Bardella parce qu’il représente l’expression de ce dégagisme. Ca se retrouve partout, y compris en Corse.
- A côté de ça pourtant, le jacobinisme dont se revendique le Rassemblement national, c’est l’antithèse du régionalisme. Le RN ne veut reconnaître ni la langue ni l’existence d’un peuple corse. Cela voudrait dire que les électeurs RN de dimanche s’y opposent aussi ?
- Non. Dans le vote, il ne faut pas toujours chercher des facteurs de cohérence. Il y a des facteurs qui relèvent aussi de l’affect et de l’émotionnel. Ce qui nous apparaît antithétique en terme de raison ne l’est pas forcément en terme de comportement. En l’occurrence, j’explique ce vote par un besoin de protection. D’un côté, les électeurs considèrent que territorialement, les formations autonomistes, dans leurs diversités et leurs nuances, sont les plus à même de protéger l’identité corse. Et de l’autre, le Rassemblement national est vu comme le meilleur moyen de protéger l’identité occidentale. C’est ce qui explique vraisemblablement cette espèce de schizophrénie apparente. Et puis est-ce qu’il y a une culture politique de gauche en Corse ? Je ne sais pas.
- Les partis autonomistes à l’Assemblée de Corse se revendiquent d’un certain humanisme. La majorité de Gilles Simeoni met notamment en avant la communauté de destin, une notion selon laquelle toute personne peut être corse, quelle que soit son origine, à partir du moment où elle adhère aux valeurs portées localement. Par leur expression électorale de dimanche, certains Corses ont-ils voulu remettre en cause cette communauté de destin ?
- La communauté de destin, c’est la traduction de l’universalisme républicain à la société corse. Aujourd’hui, il y a un phénomène de crispation identitaire un peu partout en Europe. Donc, je ne vois pas pourquoi la Corse serait imperméable à cela. En Corse, les nationalistes ne se revendiquent pas de gauche, ils portent des valeurs de progrès. Et aujourd’hui, ces valeurs de progrès sont manifestement questionnées. La notion de communauté de destin est très louable et très généreuse, mais est-elle vécue comme telle par une majorité de Corses ? C’est une vraie question. Et puis il y a tous les ressorts économiques et sociaux : le déclassement, la dépossession, la paupérisation, le seuil de pauvreté qui est plus important en Corse que sur le Continent… Il y a des déterminants identitaires, mais aussi des déterminants sociaux dans le vote du Rassemblement national.
- Un parti espérait sans doute capter plus de voix lors de ce premier tour, c’est A Mossa Palatina. Pour son entrée dans l’arène électorale corse, son leader Nicolas Battini disait ne pas viser plus de 5 % des suffrages. Finalement, A Mossa Palatina a présenté des scores compris entre 2,72 et 4,25 %. Un échec, selon vous ?
- Manifestement, l’électoral potentiel sur lequel misait A Mossa Palatina pour enclencher une dynamique a été cannibalisé par la force d’attraction du Rassemblement national. Face à une telle dynamique du RN aujourd’hui, tous ceux qui essaient d’exister sur la question identitaire – et on l’a vu avec Eric Zemmour – sont marginalisés par la force dominante dans cette sensibilité politique. Mais je ne me risquerai pas à faire de pronostics pour la suite.
- Au vu des résultats de ce scrutin, l’enjeu de l’autonomie est-il devenu un enjeu secondaire pour les Corses ?
- Non, je ne pense pas. C’est un enjeu qui est ancré historiquement et qui est puissant dans l’imaginaire politique corse, c’est une revendication qui a cinquante ans… Donc c’est évident que l’enjeu de l’autonomie restera un enjeu saillant. Mais c’est vrai qu’il est concurrencé par d’autres préoccupations aujourd’hui. C’est une réalité.
- Avant la dissolution de l’Assemblée nationale, les élus corses étaient conscients d’avoir un important travail à mener pour convaincre les parlementaires de les suivre sur le processus d’autonomie de l’île. Dans l’hypothèse d’un gouvernement et d’une Assemblée nationale aux couleurs du RN, le processus a-t-il encore une chance, quand bien même les députés corses sortants parviendraient à sauver leur place ?
- En politique, on n’est jamais à l’abri de surprises. Dans un premier temps, il y aura vraisemblablement un coup d’arrêt à ce processus. Ceci dit, il y a une majorité territoriale autonomiste. Et une majorité des Corses qui sont favorables à ce processus. Si on se retrouve avec une Assemblée nationale dominée par le Rassemblement national, a priori on peut penser que les convictions qui sont celles du Rassemblement national, c’est-à-dire une république une et indivisible, apparaissent peu compatibles avec des revendications d’autonomie. Mais le RN est un mouvement qui a montré une forme de plasticité sur plusieurs sujets. Il a évolué, notamment sur les questions économiques et sociétales. Marine Le Pen a eu une position plutôt modérée par rapport à ce qu’il s’est passé en Nouvelle-Calédonie, considérant que le dégel du corps électoral avait été prématuré. Donc la porte n’est peut-être pas totalement fermée non plus.
- Selon vous, ce vote RN en Corse peut s’inscrire durablement dans le temps ou bien n’est-ce qu’un coup de colère sans lendemain des électeurs ?
- Peut-être que ce n’est qu’un coup de colère, oui. Mais n’oublions pas qu’en Corse, Marine Le Pen a toujours fait des scores importants… Donc dans les scrutins présidentiels, ou aux européennes, cette tendance lourde est déjà présente.
- S’agissant du vote RN en Corse, n’avait-on pas affaire à un vote de contestation plutôt que d’adhésion ?
- Dans tout vote, vous avez de l’adhésion et du rejet. Si le rejet est plus fort que l’adhésion, on peut dire que c’est un coup de colère, la fièvre peut retomber. Mais si c’est l’adhésion qui l’emporte sur le rejet, il est clair que la tendance aura plus de mal à s’inverser.