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Lutte contre les pratiques mafieuses : les procureurs d'Ajaccio et Bastia en ordre de bataille


le Mardi 4 Mars 2025 à 19:02

Longtemps minimisée, l’existence de pratiques mafieuses en Corse est aujourd’hui actée jusqu’au plus haut niveau de l’État. La semaine dernière, le ministre de la Justice, Gérald Darmanin, a d’ailleurs annoncé un renforcement des moyens de la justice sur l’île pour mieux lutter contre cette criminalité pernicieuse. Avant l’arrivée de ces renforts, les deux procureurs de la République de l’île tracent pour CNI le portrait d’une criminalité particulière, qui se distingue par son intrication très étroite dans la société civile. Interview croisée de Nicolas Septe, procureur de la République d’Ajaccio, et de Jean-Philippe Navarre, procureur de la République de Bastia.



(Photo : AFP- Pascal Pochard Casabianca)
(Photo : AFP- Pascal Pochard Casabianca)
À quoi ressemble la criminalité organisée aujourd’hui en Corse ?
 
Nicolas Septe : La criminalité organisée corse s’est repliée sur l’île depuis une bonne dizaine d’années. Même si les pratiques habituelles de cette criminalité organisée restent structurées autour de l’extorsion et de la captation de l’argent public au travers des marchés publics, elle s’est notamment réinvestie dans le trafic de stupéfiants, sans doute par opportunisme financier. Le trafic de stupéfiants est aussi en plein essor en raison d’une forte demande en produits stupéfiants. Le blanchiment des fonds issus de ces pratiques criminelles reste toujours orienté sur l’achat de commerces ou de biens immobiliers. 
 
Jean-Philippe Navarre : Les organisations criminelles corses se distinguent par leur volonté d’établir leur emprise sur un territoire. Les règlements de compte sont la manifestation la plus visible de l’affrontement de groupes criminels rivaux qui se disputent leur influence sur un ensemble de vallées et de micro-régions. Mais la criminalité organisée opère pour l’essentiel à bas bruit et au quotidien, par la répétition de pressions, de tentatives d’extorsion, de démarches d’influences qui pèsent sur le tissu local, économique et dans une certaine mesure, administratif et politique. L’emprise de groupes criminels structurés en Corse n’est pas un phénomène récent et depuis longtemps, l’autorité judiciaire s’est attachée à réserver un traitement particulier à la pression d’organisations ayant adopté les codes et les usages de systèmes mafieux.
 
 
La lutte contre le trafic de stupéfiants est-t-elle la pierre angulaire de l’action contre le crime organisé en Corse ?
 
Nicolas Septe : La lutte contre les trafics de stupéfiants est une priorité d’action publique dans mon ressort et relève de la mise en œuvre des directives du ministre de la justice et du procureur général près de la cour d’appel de Bastia dans le cadre de la déclinaison de la circulaire de politique pénale territoriale pour la corse de mars 2023. Une nouvelle circulaire a été annoncée par le Garde des Sceaux qui reprendra notamment cette priorité absolue consistant à intensifier encore notre action dans le domaine de la lutte contre les trafics de stupéfiants. En 2024, en Corse-du-Sud ce sont 135 personnes qui auront été condamnées par le tribunal correctionnel - et pour la plupart incarcérées - en lien avec la participation à un trafic de stupéfiants. Les consommateurs doivent être accompagnés lorsqu’ils souhaitent décrocher mais ils doivent aussi être sanctionnés pénalement car ils participent à l’alimentation des réseaux de stupéfiants. 
 
Jean-Philippe Navarre : La lutte contre les trafics de produits stupéfiants est une priorité nationale et elle est évidemment une priorité régionale dans un contexte où la consommation de drogues a historiquement été sous-estimée et où le nombre croissant des saisies témoignent aujourd’hui de l’existence de réseaux structurés d’approvisionnement et de revente. C’est un enjeu de santé publique, mais aussi un enjeu de sécurité majeur alors que le développement des trafics de produits stupéfiants et la criminalité connexe à cette délinquance, en termes d’homicides, de tentatives de corruption, d’économie souterraine et de blanchiment, s’apparentent parfois à une forme de déstabilisation de l’État de droit.
 
 
Il y a quelques semaines, l’ancien préfet de Corse, Amaury de Saint-Quentin, affirmait devant une mission d’information parlementaire que « le crime organisé imprègne l’intégralité de la société corse ».  Selon vos observations, cette influence touche-t-elle désormais tous les secteurs ?
 
Jean-Philippe Navarre : Il faut bien comprendre que la criminalité organisée et ce que l’on qualifie parfois de pratiques ou de pressions mafieuses est un système de pouvoir. Dans le contexte de l’insularité et de la topographie particulière de la Corse, l’ambition des groupes criminels d’assurer leur emprise sur un territoire est encore plus forte. Pour garantir leur survie, ils doivent inspirer la crainte et bénéficier, sinon de complicités, au moins d’une forme de complaisance. Tous les domaines de la vie économique et sociale sont concernés et nombre de dossiers témoignent malheureusement des faiblesses de certains personnels administratifs ou politiques.
 
 
Jeudi dernier, en ouverture de la session de l’Assemblée de Corse consacrée à la lutte contre les pratiques mafieuses, le Garde des Sceaux, Gérald Darmanin, a annoncé un renforcement des moyens de la justice en Corse avec l’arrivée de 17 magistrats, 21 greffiers et 12 attachés de justice dans les prochains mois. Ces renforts sont-ils suffisants pour lutter efficacement contre les pratiques mafieuses sur l’île ?
 
Nicolas Septe : Le ministre de la justice a annoncé devant l’Assemblée de Corse vouloir intensifier la lutte contre toutes les formes de criminalité organisée en Corse, notamment s’agissant des trafics de stupéfiants et de l’emprise de la mafia. Le renfort annoncé des effectifs de magistrats, de greffiers et d’attachés de justice spécialisés y compris sur le ressort d’Ajaccio permettra d’aller plus loin dans la lutte contre la criminalité organisée locale. Les enquêtes sont complexes et parfois longues et nécessitent des moyens renforcés aussi en officiers de police judiciaire.
 
Jean-Philippe Navarre : Ces annonces de renforts sont historiques et prennent la mesure du contexte particulier de la Corse et de ses juridictions, qu’il s’agisse des deux tribunaux judiciaires de première instance ou de la cour d’appel de Bastia. Il s’agit d’un renfort global et nécessaire pour renforcer la réponse de l’autorité judiciaire aux problématiques criminelles. Ce sont des renforts qui lorsqu’ils auront été réalisés, nous obligeront, en termes de résultats, quant aux attentes des justiciables.
 
 
Lors de son discours, le ministre a également annoncé une réflexion sur la création d’un pôle régional spécialisé à Bastia. Par ailleurs, une évolution du droit est attendue avec la mise en place, en 2026, d’un parquet national anti criminalité organisée (PNACO). Qu’est-ce que ces juridictions pourraient changer ?
 
Jean-Philippe Navarre : Il y a maintenant vingt ans, l’adaptation de la posture judiciaire aux évolutions de la criminalité organisée avait présidé à la création des JIRS (Juridictions Interrégionales Spécialisées dans la lutte contre la criminalité et la délinquance organisées, ndlr) dont personne ne remet aujourd’hui en cause la pertinence et les résultats. Cependant, la criminalité a changé et s’est encore développée, imposant dans le débat public la création d’un parquet national chargé de coordonner les enquêtes sur l’ensemble du territoire. Les JIRS comme le futur parquet national auront pour vocation de traiter du haut du spectre de la criminalité organisée, internationale notamment, mais se pose désormais la question d’un renforcement à l’échelle régionale et tout particulièrement en Corse où l’essentiel des différentes formes d’expression de la criminalité organisée restent traitées par les tribunaux judiciaires d’Ajaccio et de Bastia. La réflexion sur le renforcement d’un pôle régional bastiais s’inscrit dans ce contexte, alors que les sujets sont indubitablement liés et que le tribunal judiciaire de Bastia dispose déjà d’une compétence régionale en matière économique et financière et lutte contre les atteintes à l’environnement.
 
 
Ces nouveaux moyens ne suffiront cependant pas à eux seuls. Vous insistez sur la nécessité d’une « démonstration de l’efficacité judiciaire ». Concrètement, par quoi cela passe-t-il ?
 
Jean-Philippe Navarre : L’une des premières missions de l’État est d’assurer la sécurité des citoyens. À force de pressions, et parfois de violences, la criminalité organisée se nourrit d’une forme de défiance à l’égard des services de l’État et il appartient à l’autorité judiciaire, par son action, de concourir à restaurer cette confiance. Pour cela, il faut évidemment des moyens mais surtout de la détermination pour faire la démonstration de l’efficacité des services de justice, des forces de police et de gendarmerie en multipliant les enquêtes, en identifiant les auteurs d’infractions et en assurant leur jugement dans des délais raisonnables. La justice doit être rendue, et elle doit être visible pour que cessent les sentiments d’impunité ou à l’inverse, d’abandon d’une partie de la population.
 
 
Vendredi dernier, l’Assemblée de Corse a adopté un rapport portant des propositions pour lutter contre les pratiques mafieuses. Parmi celles-ci, les élus aspirent à ce que les nominations de magistrats et de fonctionnaires tiennent compte du Centre des Intérêts Matériels et Moraux (CIMM), afin de favoriser les candidats ayant des attaches avec l’île. Que pensez-vous de cette proposition ?
 
Nicolas Septe : Le tribunal judiciaire d’Ajaccio comprend déjà des magistrats ou fonctionnaires de greffe d’origine corse. Nous formons aussi des étudiants corses et les encourageons à passer le concours de la magistrature.
 
Jean-Philippe Navarre : Encore l’année dernière, à l’initiative de la Cour d’appel de Bastia, les relations entre la justice et l’Université de Corte ont été renforcées et nos partenariats se poursuivront cette année pour accompagner les étudiants corses dans la découverte et même le choix des métiers du droit. Mais il faut rappeler que nos juridictions sont ancrées dans leur territoire et que la majorité des femmes et des hommes qui les composent disposent déjà d’attaches personnelles, familiales ou simplement intimes en Corse. La qualité d’un magistrat ne tient pas à ses origines mais au respect de ses devoirs : respect, rigueur et humilité.    
 
 
Vous avez répondu favorablement à l’invitation du collectif Massimu Susini et participé au premier colloque antimafia en Corse, samedi dernier à Cargèse. Pourquoi avoir tenu à être présents ?
 
Nicolas Septe : Il était important de prolonger les paroles fortes prononcées par le ministre de la justice et sa volonté de lutter contre toutes les formes de criminalité organisée et les pratiques mafieuses qui gangrènent et nécrosent le tissu social et entrepreneurial. Plus largement, j’ai souhaité pouvoir indiquer à l’assemblée présente et aux collectifs qui dialoguent avec les élus, que nous avions besoin de nouveaux outils juridiques pour faire avancer nos enquêtes comme notamment l’évolution du statut du repenti, le développement des techniques spéciales d’enquête et la création de cours d’assises spéciales composées de magistrats professionnels pour juger en Corse ce qui peut l’être et accompagner les réflexions sur la création du PNACO et voir comment articuler notre action avec cette future entité.
 
Jean-Philippe Navarre : Longtemps, il y avait une forme de caricature de la Corse qui tendait à laisser penser que régnait la loi du silence. L’action des collectifs anti-mafia mais aussi, le nombre croissant des signalements des administrations ou de particuliers montrent que les choses sont peut-être en train de changer. Les parquets ne pouvaient être insensibles à ce mouvement. C’était donc un devoir pour nous d’être présents à Cargèse pour ce premier colloque anti-mafia, pour témoigner de notre soutien, rendre compte de notre action et parce que la justice est l’affaire de tous, à l’image du rassemblement qui sera organisé à Ajaccio le 8 mars.