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Me Alain Spadoni : « La prorogation du régime dérogatoire sur les droits de succession ne règlera pas tout »


Nicole Mari le Jeudi 30 Janvier 2025 à 19:47

L’Assemblée nationale a adopté la prorogation jusqu’en 2037 du régime dérogatoire sur les droits de succession en Corse. Pour Me Alain Spadoni, notaire, fondateur du GIRTEC et président du Conseil Régional des Notaires de Corse pendant plus de trois décennies, qui a fait de la remise en ordre du territoire en matière immobilière son cheval de bataille, c’est une bonne nouvelle, mais qui ne règlera pas tout le désordre juridique. Il explique à Corse Net Infos qu’il reste beaucoup à faire et les difficultés de créer un titre de propriété. Il tacle les idées reçues et appelle les Corses à prendre conseil auprès d’un notaire.



Me Alain Spadoni, notaire, fondateur du GIRTEC et président du Conseil Régional des Notaires de Corse pendant plus de trois décennies. Photo Michel Luccioni.
Me Alain Spadoni, notaire, fondateur du GIRTEC et président du Conseil Régional des Notaires de Corse pendant plus de trois décennies. Photo Michel Luccioni.
- La prorogation de dix ans du régime dérogatoire sur les droits de succession vient d’être adoptée. C'est une très bonne nouvelle ?
- C’est une très bonne nouvelle parce qu’elle s’inscrit dans quelque chose de bien plus large. Ne perdons pas de vue l’essentiel, c’est-à-dire la remise en ordre juridique du territoire en matière immobilière en région Corse. C’est capital parce que le patrimoine immobilier, c’est la racine d’un peuple. Si la racine meurt, le peuple meurt ! Lorsqu’en 1982, j’ai commencé ce combat de remise en ordre juridique du territoire avec comme point d’orgue, la création de la commission Badinter sur l’indivision notamment et le désordre en particulier, l’idée était d’éviter justement que les Corses ne soient dans l’incapacité de gérer correctement leur patrimoine immobilier. Ils ne pouvaient pas le faire parce qu’ils n’avaient pas de titres de propriété. Et quand on n’a pas de titre de propriété, c’est comme si une voiture n’a pas de carte grise ou un citoyen n’a pas d’État civil, on ne peut rien faire. On ne peut pas vendre, on ne peut pas échanger, on ne peut pas partager, on ne peut pas donner, on ne peut pas proposer en garantie pour faire un prêt. Autant dire que juridiquement, on est mort ! Donc tout le combat que j’ai porté depuis 1982 a été de régler le problème du désordre juridique en matière immobilière, avec les problèmes successifs, la commission Badinter, le statut fiscal de la Corse Pasqua-Balladur, la commission Caseneuve, la loi de 2017…
 
- Pour vous, la clé est-ce la fiscalité ?
- Oui. La fiscalité est un outil au service du droit civil, ce n’est pas le droit civil qui est au service de la fiscalité. Malheureusement en Corse, l’impôt est tellement prégnant et présent - nous sommes en train de le vivre avec l’histoire de la loi de finances -, qu’on est obligé d’adapter la volonté juridique civile du citoyen à une fiscalité. Il est évident, et j’en ai fait la démonstration à plusieurs reprises, et cela a été admis au plus haut niveau par les pouvoirs publics, que si on devait appliquer la fiscalité successorale, telle qu’elle se présente dans l’ensemble national, le coût d’un règlement successoral serait plus cher que la valeur des biens que l’on essaye de transmettre ou que l’on veut protéger. C’est dans cet esprit que j’ai fait voter la Loi de finances de 1985 et celle de 1989. J’ai fait inscrire ces dispositions dans le statut fiscal de la Corse de 1993. Je l’ai proposé dans les mesures dérogatoires qui ont suivi l’abrogation de l’arrêté Miot en 2000. Nous avons réussi le tour de force de faire vivre ces mesures jusqu’en 2037 parce que cela accompagne le processus de l’opération Titrement. Donc, bien sûr, c’est une excellente nouvelle, elle est belle à tous les points de vue. D’abord, elle évite aux Corses de vendre leur terre pour payer un impôt. Ensuite, il y a eu, comme pour la venue du pape, une belle unité de la classe politique. Et c’est suffisamment rare pour le souligner. Tous les élus corses, de quelque tendance que ce soit, se sont unis pour défendre les intérêts collectifs de la Corse. Je ne dis pas qu’ils ne le font pas au quotidien, mais souvent dans le désordre. Là, ce fut dans l’unité. On voit, une fois de plus, que quand nous, les Corses, sommes capables de nous unir, nous sommes très forts !
 
- Vous avez créé le GIRTEC, il y a 20 ans, 30% des parcelles ne sont toujours pas identifiées. C’est énorme ! Pourquoi cela traine-t-il autant ?
- Bien sûr que c’est énorme ! D’abord, je tiens à dire avec beaucoup de conviction que si nous sommes dans cette situation de désordre juridique, et je pense en particulier aux Biens non délimités, aux fameux BND, ce n’est pas la faute des Corses, et ce n’est pas non plus la faute de l’arrêté Miot. De temps en temps, j’entends des âneries qui me font bondir. Quand j’entends dire que c’est à cause de l’arrêté Miot que nous sommes dans l’indivision, je n’en crois pas mes oreilles ! Ce n’est pas possible que l’on puisse dire des choses aussi insensées ! Ce n’est pas parce qu’on ne payait pas de droits de succession que les gens ne pouvaient pas régler leurs problèmes juridiques. Ce sont deux choses différentes. Un acte de partage est un acte juridique. Une déclaration de succession pour payer les droits est un acte fiscal. On ne peut pas comparer un acte de partage avec une déclaration d’impôts ! Une déclaration d’impôts ne génère aucun droit, aucune mutation juridique. Deuxième observation : la quantité de BND en Corse est 300 fois supérieure à la moyenne nationale. Les BND sont des fictions, des inventions de la mise à jour par l’État de sa situation cadastrale. Or, il y a un principe : quiconque cause un dommage à autrui, doit être condamné à le réparer. Le responsable de la situation des BND en Corse, c’est l’Etat, et celui qui doit la réparer, c’est l’Etat ! Et pour qu’il puisse le faire, il faut qu’il mette des moyens juridiques - c’est-à-dire une loi - et des moyens financiers, c’est-à-dire faire venir cent géomètres du cadastre pendant deux ans en Corse, pour remettre en ordre ce qu’il a lui-même défait. Et ce n’est pas le GIRTEC qui pourra le régler ! Ni les citoyens !
 
- L’Etat a été critique envers le GIRTEC, estimant qu’il aurait dû résoudre le désordre plus rapidement. Que lui répondez-vous ?
- De temps en temps, on dit des contrevérités, mais on les dit à dessein. L’Inspection générale des finances, c’est-à-dire Bercy, a essayé à un moment de démontrer - tentative qui a vite échoué - que le GIRTEC n’était pas l’outil extraordinaire que l’on se plaisait à dépeindre à longueur de journée, et qu’en réalité, il avait fait relativement peu de travail. Moi qui ai créé le GIRTEC, qui ai guidé ses pas et qui travaille avec l’ensemble des notaires de Corse, je peux vous dire que le notariat de Corse a titré 25 % de la surface de la Corse depuis 1989. Je parle d’avant la création du GIRTEC et depuis sa création. Cela ne veut pas dire que 75 % n’est pas titré parce qu’il y a des gens qui ont des titres aussi. Donc, nous avons fait énormément, mais il reste encore beaucoup à faire. Je dirais même que ce qu’il reste à faire, c’est le plus difficile. Ce qui était le plus facile, les gens ont eu tendance à le faire. Ensuite, créer un titre de propriété lorsqu’il n’existe pas, c’est un acte très difficile. Je l’ai démontré en plusieurs circonstances, notamment dans des commissions gouvernementales, la dernière était présidée par l’ancien Premier ministre, Bernard Cazeneuve.
 
- En quoi est-ce difficile ?
- Créer un titre, c’est comme fabriquer un billet de banque. Quand quelqu’un n’a pas un titre de propriété, c’est très gênant. Mais créer un titre de propriété au nom de celui qui n’est pas le bon propriétaire peut générer des problèmes extrêmement graves. En Corse, beaucoup de gens portent le même nom, le même prénom et parfois même le même surnom. Donc créer un titre, c'est un vrai travail d’investigation. Ce travail, le GIRTEC est obligé de le faire avec d’infinies précautions, mais la responsabilité finale de créer le titre et d’apposer en bas du titre, le sceau de la République au nom de l’État, c’est la responsabilité du notaire. Il est normal que les notaires fassent très attention, une fois qu’ils ont reçu le rapport d’enquête du GIRTEC. Il faut y aller doucement, être prudent et bien réfléchir. Et puis, on ne peut pas aller chercher les Corses dans leur maison, les prendre par la main pour les emmener dans une étude de notaire et leur dire : « Mettez de l’ordre dans vos affaires ». On a gagné encore 10 ans, tant mieux ! C’est formidable ! Mais 10 ans, ça va venir vite aussi !
 
- Dix ans, ce ne sera donc pas suffisant pour titrer les 30% manquant ?
- Je ne dis pas que ce ne sera pas suffisant. Dans 10 ans, on aura encore beaucoup progressé, mais on n’aura pas tout réglé. On n’aura surtout pas réglé le problème des BND, ça c’est sûr ! Mais les BND, la plupart du temps, ce n’est pas l’essentiel. Ce qui est important, ce sont les biens facilement identifiables. Dans une ville comme Ajaccio, 51 % des biens n’ont pas fait l’objet d’une mutation depuis 1955. Cela veut dire que le désordre est partout, même dans la capitale régionale de la Corse. C’est la même chose à Bastia.
 
- Cela veut-il dire qu’il y a autant de désordre dans les villes que dans le rural ?
- Je ne dis pas qu’il y en a autant, mais il y en a beaucoup même en ville. Ajaccio, Bastia, Porto-Vecchio, c’est au moins autour de 50 %. Vous voyez, il y a du travail !
 
- Il y a aussi une forte proportion de biens communaux qui ne sont pas titrés. A quoi est-ce dû ?

- Chaque commune a un domaine privé. J’ai eu l’occasion de travailler sur le sujet notamment avec le maire d’Ajaccio. Nous avons mis en évidence que la commune d’Ajaccio a des biens pour lesquels elle n’a pas de titre. Je sais que le maire d’Ajaccio et son équipe réfléchissent à lancer une opération de titrement. Nous l’avons fait dans d’autres communes. Je l’ai fait, par exemple, pour la commune de Quenza, et ça a très bien marché. Mon confrère de Propriano l’a fait pour la commune de Monacia d’Aullène. Beaucoup de choses se font. Mais Paris ne s’est pas fait en un jour ! On est resté 200 ans dans le désordre juridique. N’en déplaise aux politiques et à Bercy, cela ne se réglera pas avec un claquement de doigts !
 
- En tant que notaire, quels conseils donneriez-vous aux Corses ?
- Je dis aux Corses : il ne faut pas subir les évènements, il faut les anticiper, venez voir un notaire pour prendre des conseils, c’est gratuit. Donc, ne vous en privez pas. Je rappelle que l’arrêté Miot n’existe plus. Il a été abrogé dans le cadre de la Loi de finances de 2000. Nous sommes sur une situation dérogatoire qui concerne les biens immeubles situés en Corse qui ont été acquis avant 2002 et qui font l’objet d’une mutation par décès. Ces biens, qu’ils soient la propriété de Corses ou d’autres personnes, bénéficient d’une taxation avec un abattement de 50 %. Donc, il faut aller voir son notaire et lui demander de faire une analyse patrimoniale, qu’il voit ce qui est réglé, ce qui n’est pas réglé et déterminer ensemble ce qu’il est possible de faire. Si les Corses ne font que cette démarche-là, on aura réglé beaucoup de situations.
 
Propos recueillis par Nicole MARI.