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Tourisme - César Filippi (GHR Corsica) : "En octobre, la plupart des TPE et PME d’origine patrimoniale seront en liquidation"


Jeanne Leboulleux-Leonardi le Jeudi 8 Août 2024 à 20:46


« L’heure est grave. Ça va tourner à la catastrophe. En octobre, la plupart des TPE et PME d’origine patrimoniale de Corse vont se retrouver en liquidation, » alerte César Filippi. Le dirigeant de l’hôtel Le Belvédère de Portivechju, président du GHR-Corsica, Groupement des Hôtelleries et Restaurations de l'ile, nous a livré son bilan de la situation actuelle à l’occasion d’un entretien : état des lieux et perspectives d’action…



César Filippi
César Filippi
 
César Filippi est un acteur incontournable du secteur touristique en Corse. Engagé dans l’activité syndicale depuis des années, il a quitté la présidence du Cercle des Grandes Maisons Corses pour fonder la Fédération des travailleurs du Tourisme en Corse, représentant vingt-deux secteurs d’activité, puis, l’an passé, le GHR-Corsica, Groupement des Hôtelleries et Restaurations-Corsica. Cette structure que son président présente comme « la locomotive de la Fédération », compte déjà 300 adhérents. C’est la branche corse du Groupement des Hôtelleries et Restaurations de France, né en janvier 2023 de la fusion de trois organisations professionnelles représentatives. « Je siège à Paris dans la conférence des Présidents et nous avons des visioconférences tous les quinze jours. Le suivi est donc très régulier ». Il dispose ainsi, tout à la fois, d’une vision globale de l’hôtellerie-restauration corse, et d’un éclairage approfondi sur ce qui se passe sur le continent. Partout, le constat est particulièrement préoccupant.  
 
Une situation qui empire
C’est un fait, cette situation n’est pas nouvelle. Mais d’année en année, elle n’a fait que se détériorer. « L’hécatombe était déjà prévisible dans l’île depuis 2015 », estime César Filippi. S’est greffé dessus « la désastreuse conséquence économique des années Covid », avec aujourd’hui la bombe à retardement de la dette correspondante et des PGE, ces fameux prêts garantis par l’État mais qu’il faut rembourser, alors même qu’avec le retour de l’inflation, les touristes ont notablement modifié leurs habitudes de consommation. Ils optent, notamment, en masse et de plus en plus, pour la parahôtellerie qui, même quand elle est légale, n’est pas soumise aux mêmes contraintes réglementaires que l’hôtellerie traditionnelle et permet donc aux estivants de réduire leurs dépenses. 
 
Des facteurs aggravants, spécifiques à la Corse
Si ce constat vaut pour la France entière, en Corse, cependant, il est des facteurs qui viennent encore aggraver la situation. Le prix des transports réduit les budgets des vacanciers : le GHR dénonce « la politique tarifaire inadaptée et surréaliste » qui est pratiquée. 
Mais ce n’est pas la seule spécificité de l’île. Les coûts d’exploitation y sont « supérieurs de 14 à 25 %, selon les secteurs d’activité, à la moyenne nationale », comme en témoignait déjà l’enquête diligentée par la CCI en 2018, auprès du cabinet Goodwill-Management et dont les résultats avaient été communiqués au ministère des Finances. Elle s’était appuyée sur un historique de données de cinq années consécutives. 
Contribue notamment à ces surcoûts la nécessaire « importation », tous les ans, de 19000 saisonniers indispensables pour faire tourner les établissements, faute de main-d’œuvre qualifiée sur place en nombre suffisant : au-delà de leur salaire, leur hébergement, que les hôteliers-restaurateurs doivent assurer, représente des coûts plus importants que sur le continent. A l’initiative de César Filippi, il avait bien été question de la création d’une école hôtelière en Corse qui aurait permis à nos jeunes de trouver un travail dans l’île. Mais ce projet public-privé « ouvrant 350 places à l’international », semble avoir été enterré par la Collectivité. 
Aujourd’hui, malgré des salaires très avantageux et des conditions d’hébergement généralement soignées, les établissements qui ont besoin de cadres qualifiés ne parviennent même pas toujours à recruter ailleurs pour couvrir les besoins. Ne parlons pas de faire venir les meilleurs : ils optent pour le Qatar, les Émirats, le Japon, la Suisse ou l’Angleterre, où les charges sociales sont trois fois moindres que chez nous – ce qui leur vaut des salaires nets encore plus intéressants.
 
Des mesures conjoncturelles malvenues
Viennent s’ajouter à ces facteurs structurels des décisions plus conjoncturelles, lourdes de conséquences. Comme en 2019, les mesures prises par l’État à l’encontre des paillotes – les fameuses AOT, autorisations d’occupation temporaires – , qui ont contribué à la disparition de tout une catégorie de touristes fidèles : ils craignaient de ne plus retrouver leurs conditions de séjour habituelles, même chez les professionnels qui respectaient leur quota. 
Ou encore, en 2023, le choix de supprimer, en pleine saison, les publicités pour la destination Corse, alors même que les professionnels de l’île étaient déjà en difficulté. L’objectif était de tenter de maîtriser les flux touristiques : une volonté partagée par la profession qui conteste cependant « la méthode, la forme et surtout le contexte inapproprié et brutal de sa mise en pratique. » « Elle a profondément affecté cette année-là l’ensemble du tissu professionnel sur les deux mois de haute saison, complète le Président du GHR. Et son ressenti, très critiqué par la presse spécialisée, est malheureusement encore très prégnant en 2024. »
 
Le PADDUC : un bon outil… délaissé
Pourtant, avec l’élaboration du PADDUC, tous les atouts semblaient réunis pour faire enfin du tourisme, une ressource durable pour l’économie de l’île : l’annexe 8 de ce document, baptisée « Schéma d’orientation pour le développement touristique », mentionnait les trois critères qui devaient présider à son évolution et permettre une planification harmonieuse des actions à mettre en œuvre : un tourisme à l’année, à forte valeur ajoutée, et à forte incidence sociale. « Mais ce pas en avant que représentait le PADDUC, on ne l’applique pas. Il n’y a aucune planification. On en est encore à faire des réunions pour se demander quel tourisme on veut pour la Corse », déplore César Filippi. Conformément à la loi, le PADDUC devrait en effet être révisé tous les six ans, et permettre une véritable structuration du marché touristique, avec l’élaboration d’une offre en miroir : établir un véritable plan d’actions, avec notamment la création des infrastructures nécessaires, en s’interrogeant systématiquement sur l’adéquation des actions prévues avec les critères retenus. « Un véritable projet de tourisme durable, basé sur la transversalité, les circuits courts, le respect des hommes, de leur terre et de leur culture ! » Mais rien n’a bougé : « C’est l’inaction complète dans tous les domaines. »
 
Mettre en place une cellule de crise
Le 21 juillet 2023, à l’occasion d’une troisième réunion à la Préfecture, le GHR-Corsica demande officiellement la création, en urgence, d’une cellule de crise, comme cela s’était fait dix ans plus tôt. « On avait alors sauvé pas mal d’entreprises… Cette fois encore, les syndicats étaient demandeurs… ». Regroupant les services de l’État, de la Collectivité et les banques, les cellules de crise sont en effet des instruments généralement efficaces dans de telles situations. Avec un bémol cependant en Corse : l’Association française des banques n'y est plus représentée. Mais la décision n’est pas prise et le 15 novembre 2023, le président du GHR-Corsica rencontre le ministre de l’Économie et des finances Bruno Le Maire pour lui remettre un document reprenant en détail tous les éléments du dossier. Sans plus de succès. 
Aujourd’hui, dénonçant l’inaction des politiques, que ce soit au niveau de la Collectivité ou de l’État, le GHR-Corsica relance sa demande de mise en place d’une cellule de crise : « J’ai rencontré les Présidents du tribunal de commerce, ceux du MEDEF et de la CGPME. C’est vraiment préoccupant. Les placements en liquidation ou règlement judiciaire ont doublé par rapport à l’an dernier. Dans deux mois, il sera trop tard ! ». Cette cellule aurait pour objectif d’identifier les causes et les responsabilités, et de proposer des mesures : « Pas des mesures générales. Mais une prise en compte des cas individuellement, parce qu’il n’est pas question de créer un effet d’aubaine ! ».
 
Abandonner le secteur touristique aux grands groupes ?
En décembre 2023, César Filippi avait été reçu par la Ministre du tourisme, Olivia Grégoire. « Sa réponse, en conclusion d’un entretien de plus de trois heures ? Elle nous a conseillé de nous tourner vers les majors du tourisme, les multinationales et les franchiseurs ! Elle ignorait peut-être (ou pas…) en nous donnant ce très inquiétant conseil, que l’ensemble du patrimoine, y compris familial, de la grande majorité des exploitants professionnels de l’île est déjà engagé dans leurs sociétés d’exploitation ! » Sans compter le fait que les 9237 entreprises “touristiques” de l’île font vivre un nombre appréciable de familles… « Les grands groupes ont peut-être une place sur l’île… mais pas à NOTRE place. Ça, nous ne l’accepterons pas ! »
Face à cette situation d’urgence, le GHR-Corsica lance un appel à tous les syndicats constitués comme aux exploitants isolés, qu’ils soient ou non déjà en difficulté, afin qu’ils le rejoignent dans une mobilisation unitaire : « Aio, muvimu ci… Hè ora ! »