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Faune sauvage et élevage : le défi de la Corse face aux risques sanitaires


Jeanne Leboulleux Leonardi le Samedi 4 Janvier 2025 à 21:41

Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, la faune sauvage et la faune domestique ne sont pas deux mondes étanches qui n’auraient aucune occasion de se côtoyer. Sur notre île en particulier, elles entretiennent des relations qui peuvent avoir des conséquences en matière sanitaire. Que faut-il en penser ? Quels sont les risques et comment s’en prémunir ? Zootechnicien des systèmes d’élevage au sein du Laboratoire de Recherche et Développement de l’Élevage de l’INRAE, à Corti, Bastien Trabucco nous en dit plus.



Document CNI
Document CNI

Comment en êtes-vous venu à travailler sur les interactions entre la faune sauvage et la faune domestique ?
Je suis détenteur d’un master en agronomie relatif au développement des territoires et des sociétés. J’ai été animateur de l’Associu porcu nustrale – Association Régionale de Gestion de la race porcine corse – et je suis également chasseur. C’est ce qui m’a orienté sur ce sujet, avec les deux dimensions pathogénique et génétique. Mon animal de prédilection, c’est le porcin. Et en Corse, il est très fréquent qu’il y ait des hybridations entre porc et sanglier. Ça explique mon choix professionnel. Je suis entré à l’INRAE de Corti il y a quatre ans. J’y travaille sur les maladies qui touchent le porc et le sanglier ; et parfois d’autres espèces comme les caprins ou les bovins… et potentiellement l’homme !
En septembre, j’ai entrepris un doctorat consacré à l’analyse et à la conception de systèmes d’élevage sous contraintes sanitaires et bio-sécuritaires. L’objectif est de comprendre comment peuvent évoluer des systèmes d’élevage lorsqu’on subit la menace d’un pathogène… ou le pathogène lui-même !

Quels sont les sujets sur lesquels le laboratoire de Corti a travaillé ?
Il y a onze ans, lorsque j’y effectuais un stage, on travaillait déjà sur les interactions entre faune sauvage et domestique. Avec une orientation spécifique : la façon dont les acteurs, surtout les éleveurs, vivaient l’interaction entre le porc et le sanglier. Était-ce perçu comme un problème – un problème économique ou sanitaire ? Mettait-on en place des moyens pour lutter contre ça ?
Et puis, on a monté un plan de gestion sanitaire en Corse pour répondre à un problème : la maladie d’Aujeszky.

La maladie d’Aujeszky ? Cela nécessitait un plan de gestion sanitaire ?
C’est une maladie avortive qui était présente en Corse, mais sur laquelle nous n’avions aucun moyen d’action. La France continentale était en effet indemne, dans ce qu’on appelle le “compartiment domestique”. Cela interdisait la vaccination en Corse.

Interdit de vacciner ?
En fait, il était possible de vacciner. Mais l’éleveur devait faire une demande individuelle en passant par un vétérinaire, avec des autorisations d’importation du vaccin, d’Espagne ou d’Italie. C’était cher et compliqué. Certains éleveurs le faisaient. D’autres acceptaient les pertes dues à la maladie.
Avec nos partenaires, le GDS – Groupement de défense sanitaire du bétail de Corse – et le GTV – Groupement technique vétérinaire de Corse –, nous nous sommes unis pour répondre à ce problème.

Comment avez-vous procédé ?
Les travaux ont commencé en 2014. Mais la vaccination n’était pas encore en place. Il y a quinze ans, il y avait eu un premier plan de vaccination. Mais on s’était heurté à un refus des éleveurs. Le fait que c’était obligatoire avait posé problème, d’autant que le type de vaccin utilisé – un vaccin atténué – générait des pertes au moment de la vaccination. On en a tiré les leçons…
Là, on a fait le choix d’une vaccination sur deux microrégions de Corse : le Boziu et la Gravona, avec un vaccin plus évolué qui ne présentait pas les risques du précédent. L’objectif était que, de proche en proche, en évitant l’écueil de l’expérience précédente, on puisse élargir et gagner toute la Corse. D’ailleurs, cette année, on passe à la Castagniccia et au Prunelli, et les volontaires proches des zones de test sont intégrés au processus. C’est en train de prendre, les éleveurs sont demandeurs.
 


Bastien Trabucco
Bastien Trabucco

Cette vaccination présente-t-elle des spécificités ?
Oui. Notre système d’élevage ne permettait pas de mettre en œuvre, à la lettre, le protocole prévu. Il fallait l’adapter à la Corse. Nous avons mobilisé les éleveurs, choisi ceux qui, techniquement, étaient déjà reconnus avec une certaine maîtrise de la reproduction – puisque la transmission du virus est vénérienne – afin de les mettre autour d’une table, et discuter avec le GDS et le GTV pour envisager le protocole vaccinal.

Vous êtes-vous attaqué à d’autres maladies ?
Oui, la peste porcine africaine – ou PPA – qui n’est pas présente en Corse mais est une menace imminente. Elle est présente depuis 1974 en Sardaigne. Là-bas, les mesures se sont très mal passées. Il y a eu des dérives… Mais la situation s’est améliorée, avec des années où la PPA est assez peu présente sur la faune domestique, même si elle est toujours là chez les sangliers. En Corse, rien n’a été fait, même s’il y a eu une sensibilisation au niveau de la Sardaigne : parce que la maladie peut arriver via les bateaux. Donc pas de prise de décision en Corse sur le sanitaire. Par contre, quand la menace est arrivée en Belgique, en 2018, la France – qui était alors le quatrième producteur de viande porcine en Europe – a décidé de se couvrir : parce qu’elle risquait de perdre des autorisations d’exportation de viande porcine.

Quelles mesures ont été prises ? Et quelles ont été les conséquences en Corse ?
La France a mis en place un plan sanitaire national pour cette maladie : le plan biosécurité porcine. Du jour au lendemain, les élevages qui jusque-là avaient peu d’encadrement réglementaire concernant la traçabilité et la prophylaxie, ont dû identifier tous les animaux, segmenter les exploitations en fonction des stades physiologiques, avec un système de “marche en avant”… et surtout, se sont vus interdire les lâchers d’animaux en dehors des clôtures. Le libre parcours en usage en Corse devenait interdit. C’est ça surtout qui a posé problème.

Quelles réactions cela a-t-il provoqué ?
Un groupe d’éleveurs s’est formé autour de deux associations – dont celle dans laquelle j’étais animateur – et il est monté au créneau pour qu’il y ait une réponse régionale à cet arrêté ministériel. Il a expliqué les contradictions entre la logique de production traditionnelle corse et les attentes nationales. L’ensemble de la filière, les syndicats agricoles, les organismes à vocation sanitaire (GDS, GVT, INRAE) et les services de l’État se sont réunis à la “maison bleue” de Corti. Après une vingtaine de réunions, on a débouché sur un plan sanitaire adapté à la Corse. À la demande des éleveurs, donc, et autour d’un comité technique, avec des aller-retour.
On a eu une dérogation pour lâcher les porcs charcutiers sur les parcours, sous réserve que les femelles soient châtrées, et les truies meneuses, sous réserve qu’elles soient gestantes. Mais avec un zonage à respecter. Et sous condition de pouvoir, en cas d’entrée d’un pathogène sur le territoire, isoler les animaux présents sur le parcours. Cela a été validé par les services de l’État en 2020.
Cette expérience a été l’occasion de réfléchir aux fragilités de nos systèmes d’élevage. Ça nous a permis de faire avancer au niveau sanitaire, et également au niveau de la contention des animaux.

D’autres travaux ?
Oui, sur un troisième pathogène : la tuberculose bovine, qui touche en fait plusieurs espèces : porcins, caprins… on a même eu le cas d’un chat. Et qui est aussi susceptible de toucher l’homme. On essaie de mettre en place des mesures de gestion adaptées aux différentes espèces.
Ces trois plans, j’en ai fait le sujet de ma thèse.
Je travaille aussi sur d’autres pathogènes qui ont peu d’impact sur la population et l’élevage… mais qui nous ont aidés à comprendre les mécanismes de transmission, y compris ceux qui font intervenir la faune sauvage et qui fonctionnent dans les deux sens : de la faune sauvage à la domestique et vice-versa. Il y a des flux de pathogènes réguliers entre les compartiments sauvages et domestiques chez les suidés – cochons et sangliers sont scientifiquement de la même espèce, en Corse. Ces travaux ont également permis de montrer que certaines pratiques d’élevage pouvaient prémunir de certains dangers sanitaires.

Quels sont les enjeux de ces maladies pour la Corse ?
Avec la peste porcine, lorsqu’elle rentre sur un territoire “naïf” – qui n’a jamais connu le pathogène – le taux de mortalité peut être de 100 % chez les animaux atteints. C’est un désastre. Ensuite, la maladie se stabilise, mais elle reste présente. Comme en Sardaigne ou dans les zones limitrophes du Piémont italien. Ce sont des zones où la maladie est endémique et où l’on essaie d’éliminer les foyers, mais c’est un défi.
En Corse, le secteur de l’élevage porcin est petit, mais il y a un enjeu de sécurité sanitaire. La Corse est un territoire insulaire, et son modèle de production est en grande partie encore traditionnel, avec des pratiques liées à la transhumance. Cela pourrait être un atout pour lutter contre ces menaces sanitaires.

En résumé, les interactions faune sauvage/élevage sont-elles un enjeu majeur pour la santé publique en Corse ?
Oui, effectivement. Et c’est aussi une question de patrimoine, de tradition et de gestion durable des écosystèmes.