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Frédéric Benetti, président du tribunal de commerce d'Ajaccio : "Il faut repenser le modèle économique de la Corse"


Cécile Orsoni le Jeudi 19 Septembre 2024 à 12:58

Le président du tribunal de commerce d'Ajaccio, Frédéric Benetti, tire la sonnette d’alarme sur la situation économique en Corse à l’occasion de cette rentrée. Face à un modèle touristique jugé obsolète et des secteurs en crise comme le BTP et l'hôtellerie-restauration, il appelle les entreprises à anticiper et à utiliser les outils de prévention disponibles.



Frédéric Benetti, président du du tribunal de commerce d'Ajaccio. Photo Michel Luccioni
Frédéric Benetti, président du du tribunal de commerce d'Ajaccio. Photo Michel Luccioni
  Quel est l'état de l'économie insulaire en cette rentrée, notamment dans des secteurs clés comme le BTP, l'hôtellerie-restauration et le commerce ?
La situation est préoccupante. D'un côté, nous subissons des crises successives depuis plusieurs années. D’un autre côté, des problèmes structurels affectent des secteurs comme l'hôtellerie-restauration et le commerce, où le modèle économique est dépassé. La saison touristique a été en demi-teinte : si le mois d’août a été bon, l’avant-saison a été décevante. Le BTP, lui, souffre particulièrement de l’absence de commandes publiques. Après la crise de la COVID, ce secteur a bénéficié d’aides comme le Prêt à la Création d’Entreprise (PCE), mais aujourd’hui les entreprises doivent rembourser ces prêts alors que les commandes se raréfient. Il y a une vraie tension entre la baisse du pouvoir d’achat et l’augmentation des charges, et les trésoreries des entreprises s’amenuisent rapidement, ce qui freine la croissance.

Comment se traduit cette situation dans les chiffres de votre juridiction en termes de faillites et de redressements judiciaires ?
Les chiffres au 31 août montrent une relative stabilité, avec près de 190 procédures collectives ouvertes cette année, qu’il s’agisse de liquidations ou de redressements judiciaires. Cependant, ce qui nous inquiète, c’est l’augmentation des nouvelles assignations et des injonctions de payer depuis début septembre. Cela augure d’un « clash judiciaire » à venir, car les entreprises n’auront plus les moyens d’honorer leurs dettes. La situation est encore sous contrôle, mais elle va s’aggraver dans les semaines à venir.

La Corse présente-t-elle des spécificités qui la rendent plus vulnérable aux crises économiques ?
Absolument. L’insularité coûte cher aux entreprises, environ 15 % de rentabilité en moins par rapport à une entreprise similaire sur le continent. Les contraintes liées au transport en sont la principale cause. Ce handicap insulaire a été largement documenté et impacte fortement les bilans des entreprises locales.

Quelles sont les principales difficultés rencontrées par les entreprises corses actuellement ?
La principale difficulté est le manque de trésorerie. Beaucoup d’entreprises n’arrivent plus à couvrir leurs charges. Cette situation est principalement due à la baisse des commandes, ce qui les empêche d’avoir une visibilité à court, moyen ou long terme. La situation devient critique pour certaines d’entre elles.

Quels secteurs sont particulièrement touchés ?
Nous aurons des chiffres précis en octobre, mais il est clair que l’hôtellerie-restauration a particulièrement souffert cette année. Cependant, cette problématique s’étend à l’ensemble des secteurs, tous impactés par la baisse de l’activité et l’absence de trésorerie.

Comment le tribunal de commerce peut-il aider les entreprises en difficulté ?
Nous ne pouvons pas intervenir sur la baisse des commandes, mais nous pouvons agir en matière de trésorerie. Des outils comme le mandat ad hoc ou la conciliation permettent aux entreprises de négocier leurs dettes avant d’arriver à la procédure judiciaire. Il existe aussi la sauvegarde, qui place l’entreprise sous la protection du tribunal, lui permettant d’étaler ses dettes sur plusieurs années. Ces mécanismes sont cruciaux pour éviter que les entreprises ne sombrent trop rapidement dans la liquidation judiciaire.

Avez-vous observé une évolution dans les types d'entreprises ou de secteurs qui font appel à votre tribunal ?
Pas encore de changements notables. Toutefois, nous avons constaté une augmentation des rendez-vous avec des entreprises de toutes tailles et de tous secteurs. Cela montre que les chefs d'entreprise cherchent à anticiper et à prévenir les difficultés, ce qui est un signe positif.

Quels leviers peuvent encore être actionnés par les entreprises locales pour atténuer les effets de la crise ?
Il y a des soutiens financiers à travers les concours bancaires, ou encore des aides régionales via l’ADEC, la CCI ou la CMA. Ces structures peuvent accompagner les entreprises pour qu'elles prennent conscience de leurs difficultés avant qu'il ne soit trop tard. Cependant, nous restons dans une période d’incertitude, notamment en l’absence d’un gouvernement en place depuis plusieurs mois. Beaucoup dépendra des mesures qui seront prises une fois que l'exécutif sera rétabli.

Quelles mesures aimeriez-vous voir mises en place par les pouvoirs publics pour soutenir l'économie insulaire ?
Il y a déjà de nombreuses mesures en place, mais elles souffrent d’un manque de communication et de coordination. Ce qui manque, c’est un vrai soutien en matière de trésorerie pour les entreprises. C’est là que se situe le nœud du problème.

Comment envisagez-vous l'avenir économique de la Corse et les défis à relever pour une reprise durable ?
Je reste optimiste. J’ai pu observer, au fil de mon mandat, la résilience des entrepreneurs, capables de se relever malgré les difficultés. Cependant, il est crucial de repenser le modèle économique de la Corse, en particulier dans le secteur touristique. Le touriste moderne ne se satisfait plus uniquement de la plage et du soleil. Il est temps d’allonger la saison touristique et d’innover pour attirer une clientèle diversifiée. Le BTP, quant à lui, doit pouvoir compter sur une relance de la commande publique. Nous devons donc réagir vite pour éviter que l’économie ne continue de s’enliser.