La relation entre les Corses et le crabe bleu est teintée d'ambivalence. Certains y voient une opportunité de profit, tandis que d'autres dénoncent les désastres écologiques qu'il provoque. Le Callinectes Sapidus, ou crabe bleu, s'est installé le long de la côte orientale, « du sud de Bastia jusqu’à la baie de Sant’Amanza prenant progressivement possession du littoral », précise Marie Garrido, la cheffe du projet crabe bleu à l’office de l’environnement de Corse. Sa présence s'étend d'année en année, avec des spécimens aperçus sur des plages telles que Tralicetu près de Sartène, et même plus au nord à Saint-Florent. Bien que la solution la plus évidente soit de permettre une pêche sans restriction pour réduire leur population, la réalité est bien plus complexe, reposant sur trois incertitudes cruciales : la disponibilité de pêcheurs, l'appétit des consommateurs et la demande sur le marché.
Des obstacles à l'exploitation
Commençons par la pêche. Les crabes bleus en Corse sont principalement présents dans les lagunes et les étangs, comme à Biguglia et à Palu. Ils se reproduisent rapidement dans ces milieux, au détriment d'autres espèces autochtones, notamment le crabe vert de Biguglia, qui est en voie de disparition. L'année dernière, les pêcheurs ont capturé deux tonnes de crabes bleus dans la lagune de Palu et une tonne à Biguglia. Cette année, selon Marie Garrido, les derniers relevés d'août montrent que le tonnage précédent a déjà été dépassé à certains endroits, avec respectivement 1,3 tonne pour les deux lagunes. Bien que les quantités saisies soient importantes, elles doivent être mises en perspective par rapport à la taille des étangs, Palu étant dix fois plus petit que Biguglia, soulignant ainsi la prolifération du crustacé dans ces eaux peu profondes.
Le problème réside dans le fait que, bien que les crabes bleus soient abondants, les pêcheurs qualifiés pour les capturer sont peu nombreux et, surtout, désabusés. « Pour l’instant, les pêcheurs attrapent les crabes sans le vouloir, lorsqu’ils remontent leur filet à anguilles. Le problème, c’est que les crabes font des trous dedans, ce qui laisse filer les poissons et rend le piège très vite inutilisable, explique Daniel Defusco, le président du comité régional de pêches maritimes et des élevages marins (CRPMEM) de Corse. Les pêcheurs ne veulent plus pêcher dans les étangs à cause de cela. Certains ont même été obligés d’abandonner la pêche au mulet, qui sert pour faire de la poutargue, à cause des crabes qui trouent les filets, ce n’est pas rentable ». Pour compenser les pertes subies par l’invasion de crabes bleus, l’office de l’environnement de la Corse a acheté gracieusement des filets et du matériel de pêche pour les exploitants lésés des étangs de Palu, Biguglia et d’Urbinu. De même, des nasses spécialement étudiées pour attraper les crustacés devraient bientôt être distribuées aux pêcheurs.
Un produit boudé par les consommateurs corses
Passons à la consommation. Selon les professionnels de la mer, une question revient systématiquement lorsqu'il s'agit de commercialiser le crabe bleu à grande échelle : "Connaissez-vous des gens qui mangent du crabe tous les jours ?" Plus qu'un problème de pêche ou de prix, Marie Garrido souligne que "le Corse n'est pas un grand consommateur de produits de la mer, en particulier de crustacés, car cela ne fait pas partie de notre culture alimentaire". Par conséquent, il semble difficile de changer les habitudes alimentaires d'une population davantage encline à consommer de la viande et de la charcuterie qu'à se tourner vers les fruits de mer. Ce n’est pourtant pas faute d’essayer, « certains restaurateurs ont voulu mettre à la carte de la soupe de crabe bleu pour attirer la clientèle, ça a fait un flop », raconte Marie Garrido. Et quand bien même ce produit ne serait pas destiné uniquement aux consommateurs insulaires, la la cheffe du projet souligne que « l’Occitanie est envahie par les crabes bleus, de même pour l’Italie et l’Espagne, la commercialisation de proximité risque donc d’être compromise ».
La solution la plus viable, du moins selon les recommandations de l'office de l'environnement et de la Direction régionale de l'environnement, de l'aménagement et du logement (Dreal), serait de limiter la consommation à un marché local en promouvant une pêche durable. Cela réduirait les coûts et les intermédiaires, tout en encourageant les consommateurs corses à essayer ce nouveau produit. Daniel Defusco soulève une question cruciale : "Si les pêcheurs corses capturent des crabes bleus, que se passera-t-il s'ils ne parviennent pas à les vendre ?" Ce problème s'est déjà posé en Espagne, qui a exploité la filière à outrance lorsqu'elle a cherché à s'emparer du marché. Les industriels ont ouvert des lignes de production pour ce produit, mais après deux ans, le marché s'est saturé en raison de la surpêche, ce qui a conduit à l'effondrement de la filière. Daniel Defusco plaide en faveur d'une approche prudente compte tenu de la restriction du marché corse et de la méconnaissance du produit.
La difficulté de trouver un prix plancher
Enfin, le prix représente un défi majeur. Pour que le crabe bleu reste abordable tout en rémunérant correctement tous les acteurs de la filière, son prix devrait se situer entre 10 et 12 euros le kilo. Cependant, la concurrence est féroce, notamment avec la Tunisie « c’est impossible de rivaliser, décrit factuellement Marie Garrido. La Tunisie arrive à extraire six tonnes de crabes bleus par jour, qu’elle vend découpée et conditionnée pour l’Asie et les États-Unis pour un prix qui oscille entre deux et quatre euros le kilo ». En Europe, l’Espagne, qui connaît des déboires avec le crabe bleu depuis 2012, a été le premier pays a tenté sa chance dans la commercialisation du crustacé, mais le coût de la main-d’œuvre, plus élevé qu’au Maghreb, n’a pas permis à cette industrie naissante d’être compétitive. « Pendant un an, l’Espagne a vendu son crabe à 14 euros le kilo, mais elle n’arrivait pas à faire le poids contre la Tunisie, détaille la cheffe de projet de l’office de l’environnement. L’année suivante, ils ont fait chuter les prix à 40 centimes le kilo, mais ce n’était pas soutenable pour une exploitation avec des coûts de main-d’œuvre européens, ce qui les a contraints à arrêter ».
Pour autant, les acteurs de la filière ne s’estiment pas vaincus. Une réunion devrait se tenir d’ici à la fin du mois entre les pêcheurs, la région et l’État pour déterminer les solutions pour démarrer une exploitation du crabe bleu en Corse qui rémunère les acteurs de la pêche, freine la prolifération du crustacé et plaise aux consommateurs insulaires. Un problème épineux en somme, à prendre avec des pincettes.