Maître Jean-Benoît Filippini succède au bâtonnier Maître Jean-Paul Éon pour deux ans. Crédits Photo : Pierre-Manuel Pescetti
L’étagère face à son bureau plie presque sous le poids des dizaines de Codes juridiques à la couverture rouge. « L’inflation des textes législatifs est délirante. Ça change tout le temps », s’insurge Maître Jean-Benoît Filipini. À 61 ans, ce civiliste bastiais a pris la tête du barreau de Bastia le 1er janvier dernier pour les années 2022 et 2023. Comme une apothéose de fin de carrière pour l’homme originaire du village de Taglio-Isolaccio. Son élection n’a pourtant rien d’honorifique. Malgré sa tignasse grisonnante, Jean-Benoît Filippini n’est pas du genre à glisser vers une retraite bien méritée et compte bien « mettre les pieds dans le plat pour défendre la profession et ses valeurs ». Parmi elles, en première ligne, l’indépendance des robes noires « attaquée » par les nouvelles réformes de la Justice. « Sans elle, les avocats perdent leur liberté et le justiciable en sera le premier impacté », prévient le bâtonnier. S’il n’est pas contre des améliorations, il reste catégorique : « hors de question de toucher aux principes de la profession ». Plus de 36 ans après avoir prêté serment, ce nouveau rôle de bâtonnier lui donne l’aura du sage. Celui qui a vu évoluer la Justice. Son constat est sans appel : « la loi s’obscurcit, se complique et l’Etat de droit crée une instabilité juridique. La Justice est de moins en moins populaire, les gens ne comprennent plus ses décisions ».
Le hasard fait bien les choses
S’il est aujourd’hui le gardien des valeurs pour les 167 avocats du Barreau de Bastia, Jean-Benoît Filippini a presque failli ne jamais endosser la robe noire. Après avoir suivi sa scolarité au lycée Marbeuf de Bastia, baccalauréat en poche, il s’envole pour l’université de Nice en 1977. Le droit est alors son premier choix, « sans être une vocation », précise Jean-Benoît Filippini. Il attendra sa cinquième année d’études pour se diriger vers le métier d’avocat, poussé par l’exemple de certains de ses professeurs les plus émérites. « Il m’a fallu 25 ans de carrière pour être sûr d’avoir pris la bonne voie, au début un peu par hasard », se souvient Jean-Benoît Filippini en retirant ses lunettes. Le hasard, apparemment, fait bien les choses. Il le conduira, pour son premier poste, dans un cabinet d’avocats pénalistes de Bastia pour y gérer une affaire civile. Paradoxal ? Son affaire la plus marquante aussi. « C’était en 1988. J’étais avocat commis d’office d’un jeune allemand de 18 ans. J’en avais 28. Il voulait s’engager à la Légion Etrangère mais par erreur, est arrivé à Calvi et a commis un crime. Il avait tué quelqu’un et encourait la perpétuité demandée par l’avocat général. Je me souviens que ses parents n’étaient pas venus, je l’ai pris en pitié et ai tenté de lui apporter un soutien humain. Il a été condamné à 16 ans de réclusion. Je me souviens encore de son visage », raconte le civiliste, lentement.
L’humain avant tout
Cet engagement pour l’humain, il veut aujourd’hui en imprégner son rôle de bâtonnier. Pas seulement pour les avocats mais pour l’ensemble de la société. « C’est notre rôle. Nous devons être des vigies, des contre-pouvoirs de l’esprit et parfois des lanceurs d’alertes », lance-t-il d’un ton un brin séditieux. La légère amertume dans sa voix est portée par un constat, propre à lui-même : « je pense que le 21e siècle est celui du recul des libertés individuelles au profit de la liberté collective. Rien à voir avec ce que nous avons connu dans les années 1970 et 1980 ». Serait-il un idéaliste ? L’éclat dans ses yeux lorsqu’il évoque ses lectures favorites, dévorées, digérées puis feuilletées de nouveau laissent un indice. « J’aurais tellement aimé écrire l’Etranger à la place de Camus », regrette-t-il. Si la complexité de la philosophie de l’absurde d’Albert Camus happe ses pensées, les rêveries et les leçons cachées des écrits d’Antoine de Saint-Exupéry, tout comme sa vie d’aventurier, le font brûler de passion. Jean-Benoît Filippini se lève presque de sa chaise en évoquant son amour pour la littérature française et russe du 19e et du 20e siècle. Le calme de l’homme a laissé place à la fougue de l’avocat. Son pull-over noir s’en froisse presque. Le col de la chemise blanche qui en sort en est devenu bancal. Puis, comme les robes noires savent si bien le faire, il abaisse la voix et casse le rythme. Un regard vers sa montre. « Ah … je dois partir », souffle-t-il. Sa sacoche en cuir pendue à son bras, il referme son nouveau bureau de Bâtonnier, passe dans un couloir où certaines des boîtes aux lettres entrouvertes de ses confrères semblent lui glisser un message discret : « nous comptons sur toi ».