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La Cour des comptes éreinte la gouvernance et la gestion des deux Chambres d’agriculture de Corse


Nicole Mari le Jeudi 13 Février 2025 à 21:00

Le rapport attendu et deux fois reporté de la Cour des comptes sur les deux Chambres d’agriculture de Corse est accablant pour les deux présidences sortantes. Il pointe, sur la période 2017-2024, sept types de lacunes, notamment des problèmes de gouvernance et de probité des dirigeants, un laxisme dans la lutte contre la fraude, des irrégularités de gestion et dans la commande publique, une absence de stratégie de développement et de coopération avec l’ODARC. Il recommande de remettre en ordre le fonctionnement insulaire, de renforcer la viabilité de l’activité, la gestion financière et les moyens d'action. Dans leur réponse, les deux présidents concernés estiment que la Cour des comptes occulte les efforts entrepris et les améliorations déjà réalisées.



Le nouveau siège de la Chambre régionale d'agriculture à Vescovato en Haute-Corse. Photo CNI.
Le nouveau siège de la Chambre régionale d'agriculture à Vescovato en Haute-Corse. Photo CNI.
Un rapport accablant. C’est une pluie de critiques que lance la Cour des comptes sur la gouvernance des deux Chambres d’agriculture de Haute-Corse (2B) et de Corse-du-Sud (2A) et de la Chambre régionale. Dans une publication annoncée dès novembre 2024, deux fois retardée pour cause de campagne électorale et finalement livrée le 10 février 2025, l’institution de contrôle a examiné, sur une période de huit ans, de 2017 à 2024, le fonctionnement du réseau consulaire agricole en Corse, sa viabilité, son assise financière, sa gouvernance, sa stratégie de développement et ses relations avec l’ODARC (Office de développement agricole de la Corse). Elle tacle la faiblesse de la mutualisation régionale « restée limitée en dépit de progrès récents » et constate sept lacunes : « Les présents contrôles mettent en évidence, dans chacune des trois chambres, sept types de lacunes tenant à la gouvernance, à la prévention des conflits d’intérêts et à l’éthique des dirigeants élus et salariés, à la stratégie de développement agricole, à la lutte contre la fraude, aux ressources financières, à l’organisation financière et à la gestion qui devront être corrigées par les diligences nécessaires dans le cadre de la chambre de région. Cette évolution devra s’accompagner d’une clarification des domaines d’intervention et des conditions de la coopération avec l’ODARC, pour parvenir à une remise en ordre du fonctionnement, de l’action et de la gestion du réseau consulaire agricole de Corse afin de lui permettre de mieux répondre aux besoins de l’île, de ses agriculteurs et de son monde rural ». Le rapport s’efforce sur une centaine de pages d’analyser ce qui a rendu ses trois chambres aussi peu efficaces pour répondre à la problématique agricole, notamment l’absence de mutualisation des moyens, chaque chambre ayant gardé son fonctionnement propre.
 
Une présidence de fait
Première lacune : la gouvernance. La Cour relève un certain nombre de dysfonctionnements dans les débats et la prise de décisions. D’abord au niveau des sessions du Conseil d’administration. « Les présidents des FDSEA et des JA de Haute-Corse et de Corse-du-Sud sont conviés aux sessions de la chambre régionale depuis 2017 comme « officiels invités » au même titre que les représentants des différentes institutions publiques. Rien ne justifie ce traitement particulier qui ne s’applique pas à l’ensemble des organisations professionnelles et devra disparaître de la chambre de région. En Corse-du-Sud, rien n’atteste d’un contenu substantiel des échanges, faute le plus souvent de compte rendu des débats, lacune attribuée par la Chambre au congé pour maladie de la salariée chargée de ces opérations ». Ensuite, sur une présidence de fait : « De 2013 à 2019, la chambre de Haute-Corse est présidée par Christian Orsucci après l’invalidation de l’élection de Jean-Marc Venturi - qui est ensuite régulièrement désigné comme « président délégué » dans les procès-verbaux de la chambre. M. Venturi est vice-président, mais semble avoir présidé de facto les séances, suscitant des interrogations sur l’organisation institutionnelle prévalant alors au sein de l’exécutif de la chambre ».
 
Des décisions irrégulières
La Cour des comptes pointe également des difficultés récurrentes de quorum jusqu’en mars 2019, remettant en cause la régularité de certaines décisions. « En Haute-Corse, la chambre attribue l’absence de quorum lors des sessions à un défaut de signature de la liste d’émargement par les présents lors des sessions du 14 mars 2017 et du 11 octobre 2018. Il n’en reste pas moins que les délibérations alors prises sont irrégulières notamment celle d’octobre 2018 autorisant le président de la chambre à vendre des locaux situés sur la commune de Bastia, à signer une promesse de vente et à contracter un emprunt de 1,7 million € ». En Corse-du-Sud, remarque-t-elle, une partie de ces difficultés résulte de la décision des élus de Via Campagnola de ne pas participer aux sessions. La Cour s’étonne aussi de l’absence de règlement intérieur, de défaut d’instances consultatives et de la rareté des réunions des bureaux : « Le bureau des chambres ayant pour vocation de garantir la collégialité et la continuité hors des périodes de sessions, la chambre de région devra modifier les pratiques constatées pour assurer une fréquence de réunion de nature à assurer une gouvernance collective efficace des chambres ». Là aussi, les décisions prises sont qualifiées « d’irrégulières » au regard du Code rural.
 
Une question de probité
Deuxième lacune : la probité. La Cour des comptes s’émeut des condamnations pénales des derniers présidents de la Chambre et de la SAFER de Haute-Corse, le premier en juillet 2023 pour « escroquerie faite au préjudice d’une personne publique », le second en mai 2017 pour « prise illégale d’intérêts dans le cadre d’un rachat de parcelles ». Elle estime que « Cette procédure judiciaire est constitutive d’un préjudice d’image au détriment de la chambre ». En Corse-du-Sud, c’est la mise en examen pour fraudes du directeur intérimaire de la chambre et de l’établissement départemental de l’élevage (EDE) et de sa famille – relaxé pour vice de procédure - qui l’interpelle longuement. Dans son viseur, également « des cadres de direction trop longtemps confrontés aux vicissitudes de la régionalisation ». La Cour appelle à clarifier les compétences avec l’ODARC et à régler le conflit entre les deux organismes : « le principal point de friction concerne l’accompagnement de l’installation des agriculteurs, compétence traditionnelle des chambres et point d’entrée pour d’autres prestations auprès des nouveaux installés ». La Cour note que la dynamique d’installation est « faible » - de 66 exploitations aidées en 2013, le nombre est tombé à 46 en 2022 – et que la stratégie d’élevage intensif des chambres obtient « des résultats modestes » dans un secteur de l’élevage extensif « structurellement fragile, affecté par des fraudes aux aides européennes et dépendante des subventions » de l’État et de la Collectivité de Corse. Des subventions « largement supérieures aux moyennes nationales ».
 
Laxime contre la fraude
Troisième lacune : la Cour dénonce le laxisme des trois institutions dont la lutte contre les fraudes aux aides européennes. Les évolutions depuis 2015 dans le régime des aides ont conduit, écrit-elle « à une hausse incontrôlée des surfaces éligibles à la PAC : elles ont augmenté de 12 % entre 2015 et 2018, sans que la production agricole ne connaisse une évolution comparable. Ces évolutions se sont accompagnées de suspicions de fraudes qui concernent certains responsables des chambres ». Si elle reconnaît que les mesures et les contrôles du ministère ont commencé à assainir le dispositif début 2018, notamment au niveau des surfaces déclarées et du cheptel bovin, le problème est loin d’être réglé, des anomalies ont encore été constatées en 2021 pour l’EDE de Corse-du-Sud. « Les chambres d’agriculture doivent prendre toute la place qui leur incombe dans la lutte contre les fraudes. Les élus consulaires doivent donner l’exemple en la matière ». La Cour rappelle aux agents leur obligation juridique de signaler les fraudes et, en application de l’article 40 du code de procédure pénale, d’en informer le procureur.
 
Une fragilité financière
Quatrième lacune : la Cour cible la fragilité financière des trois chambres. « La situation financière en Corse-du-Sud apparaît structurellement dégradée au point d’être placée sous tutelle budgétaire renforcée de décembre 2020 à septembre 2021 en raison d’un déficit budgétaire chronique sans effort pour y remédier. Le bénéfice exceptionnel réalisé pour la Haute-Corse en 2017 et pour la Corse-du-Sud en 2021 ne provient que de la vente de leur siège social ». Et de préciser pour la chambre 2A : « La cession du siège, dont le produit de la vente de 2017 n’a pas été réinvesti, est en partie absorbée par les déficits successifs ». Concernant la chambre 2B, la Cour des comptes s’inquiète du poids des créances d’exploitation « en moyenne cinq fois supérieures aux dettes » et de l’accroissement des « retards » dans le recouvrement des subventions d’exploitation. Globalement, elle critique le « manque de rigueur et d’efficacité » de l’organisation financière et comptable. En cause : un effectif réduit, des dispositifs internes de contrôle inexistants ou encore des procédures budgétaires non conformes avec des budgets adoptés hors du temps réglementaire. La Cour prévient que la nouvelle chambre qu’elle « devra répondre aux enjeux de performance financière et comptable ».
 
Des créances annulées
La Cour met en avant d’autres irrégularités, telles que la mauvaise qualité des comptes ou des immobilisations financières et des fonds propres non justifiés. « Les chambres départementales de Corse comptabilisent des immobilisations financières dont elles ne maîtrisent pas le contenu. Les ordonnateurs n’ont dès lors qu’une connaissance partielle de leur patrimoine financier. Les agents comptables, responsables de la conservation des pièces justificatives des écritures, ne sont pas parvenus à les produire ». Et surtout, une complaisance dans le recouvrement des créances qui entraine leur prescription. En Corse-du-Sud les montants atteignant 76 937 € et concernent « 95 % des débiteurs dont la proximité avec la chambre est de nature à faciliter les diligences nécessaires pour empêcher leur prescription. L’interprofession laitière ovine et caprine de Corse (ILOCC), dont le président jusqu’en 2008 fût également celui de la chambre de 2007 à 2013, a bénéficié d’une remise gracieuse pour des loyers ou des dépenses de fonctionnement sans que ses difficultés financières ne soient avérées. Il en va de même pour la FDSEA qui voit s’effacer des dettes de loyers d’un montant total de 8552,40 €. Cette décision peut être assimilable à une subvention à une organisation dont, qui plus est, les dirigeants sont ceux de la chambre d’agriculture ». La Cour révèle que certaines créances « ont fait l’objet d’une remise gracieuse » ou « d’une annulation de recette ». Elle reconnait que la chambre 2A a fait des efforts, mais insuffisants pour surmonter ses difficultés et « dont la lisibilité est réduite par une fiabilité contestable des données et du dispositif financier et comptable. Des irrégularités persistantes sont constatées ainsi que le refus de mettre en œuvre les recommandations de la DRFiP ».
 
Des congés indus
Cinquième lacune : les défaillances en matière de gestion des ressources humaines. La Cour observe un manque de cohérence entre les rémunérations et le temps de travail et « des autorisations d’absences en dehors des cas limitativement prévus ». La chambre 2B « accorde également sans retenue sur salaire et de manière croissante des congés dits « jours président » : 101 (2019), 129 (2020), 171 (2021) et 183 (2023). En 2020, trois jours ont été accordés en sus des droits ouverts ». En Corse-du-Sud, la chambre « octroie des autorisations d’absence en dehors des cas limitativement prévus (365 jours en 2019 et 641 jours en 2020) et les explications produites par la chambre ne sont pas cohérentes avec les données enregistrées dans les livres de paie ». La Cour épingle l’utilisation des véhicules de service à des fins personnels, la non répercussion de cet avantage en nature dans les salaires et le manque de contrôle des frais liés à l’usage du véhicule personnel. « L’absence de suivi de l’utilisation des véhicules est d’autant plus préjudiciable que, malgré une baisse de 32 % entre 2017 (114 732 €) et 2023 (78 365 €), la gestion du parc, via un contrat de location longue durée, demeure une charge importante pour la chambre ». Enfin, « presque tous les bénéficiaires d’un véhicule perçoivent également une indemnité de transport sensée compenser les frais engagés à ce titre ». La Cour engage la future chambre à activer des leviers d’économies dans la gestion de ces dispositifs et à maîtriser les charges de personnel.
 
Des ventes sur la sellette
Sixième lacune : la gestion immobilière avec la vente des sièges des deux chambres départementales et le transfert du pôle agricole - chambre 2B et chambre régionale - à Vescuvatu. « La chambre 2B a pris une part prépondérante dans la constitution de ce pôle, à Vescovato, sur des parcelles agricoles pour lesquelles, en 2012, elle avait pourtant rendu un avis négatif de déclassement », souligne-t-elle. Avant de s’interroger sur les conditions de cette délocalisation, du choix de Vescuvatu au détriment des communes de Bastia, Borgo, Luciana, et de l’adoption « à bulletin secret » du projet du groupe Brandizi : « Sans produire les références financières des autres candidats, ni un rapport d’analyse des offres permettant de comparer les dossiers, la chambre départementale met en avant l’atout financier de l’offre retenue ». La Cour cible également des dépenses supplémentaires et des anomalies. Elle n’est pas plus tendre avec la gestion immobilière de la chambre 2A qu’elle qualifie de « contestable », notamment l’abandon d’un ensemble immobilier qu’elle possède à Sartène et qu’elle cherche à vendre : « En attendant la vente, la chambre ne valorise pas ce bien qui est, par ailleurs, déclaré par le lycée agricole de Sartène dans le cadre des aides de la PAC ».
 
Des appels d’offre contestables
La septième lacune concerne la commande publique. La Cour liste des « incohérences », des « confusions » et des procédures d’appels d’offre « contestables », notamment en matière de fourniture de mobilier de bureau, de matériels informatiques, mais aussi de commandes relatives au schéma d’aménagement pastoral (SAP). Elle blâme aussi des « dérives » de gestion : « La chambre 2A a fait bénéficier certains exploitants agricoles de prestations de débroussaillage et de clôture alors que le soutien d’une entreprise individuelle ne relève pas de son champ de compétence ». La Cour conclut : « La constitution de la chambre de région devra offrir un cadre plus adapté à une remise en ordre et à l’efficience des moyens d’action par les nécessaires diligences identifiées par la Cour en matière de gestion afin de remédier aux contraintes et aux défaillances en matière de ressources humaines, d’immobilier et de commande publique, qui gagneront à être gérés dans une dimension régionale afin de dégager les gains d’efficacité attendus ».
 
Des jugements de valeur
Ce bilan peu reluisant n’est pas du goût des présidents des chambres incriminées. Dans sa réponse écrite à la Cour des comptes, Joseph Colombani, président de la chambre 2B, regrette que ce rapport ne mette pas davantage en lumière « l’engagement déterminé et continu des élus et dirigeants des chambres d’agriculture » en faveur de la chambre unique et qu’il « occulte une grande partie des nombreux efforts déjà réalisés ». Il déplore également « la présence de jugements de valeur et d'approximations qui relèvent davantage d'interprétations que de constats factuels ». Il estime enfin que la structuration du rapport « crée un effet d'amalgame entre les trois chambres existantes » et qu’il peut « conduire à des interprétations erronées et prêter à confusion quant à la réalité des situations individuelles ». Dans sa réponse, Stéphane Paquet, président de la chambre 2A, est encore plus direct : « Nous avons le sentiment que ce rapport, bien que pertinent sur certains points, présente un certain nombre de conclusions ne nous semblant pas totalement impartiales. En effet, certains jugements apparaissent sévères et ne reflètent pas toujours la réalité des efforts entrepris dans un contexte général contraint ». Il regrette également que le rapport n'ait pas « mis en lumière les progrès réalisés en matière de gestion financière, qui ont permis à la Chambre d'Agriculture de retrouver un équilibre budgétaire dès 2022. Ces résultats sont le fruit d’efforts considérables de gestion rigoureuse, incluant la réduction des effectifs, la maîtrise des coûts salariaux et la rationalisation des dépenses ». Quoiqu’il en soit, le 18 février, une page se tournera définitivement avec la fusion complète des trois chambres en une chambre régionale unique. Les deux présidences sortantes ayant perdu les élections professionnelles, il appartiendra au futur président de la chambre régionale, Jean-Baptiste Arena, et à son équipe, de mettre en œuvre les recommandations de la Cour des comptes.
 
N.M.