- Avec votre recueil « Jardin mineur », vous avez obtenu le Prix des lecteurs de Corse. Vous revenez aujourd'hui avec « Autre jardin ». S'agit-il d'une suite ?
- Pas du tout, même si, de livre en livre, je creuse sans doute le même sillon... Mais le mot « jardin » me parle. L'intitulé fait image, mais pas seulement. Le jardin, tel qu'on le conçoit, donne l'aire de travail et sa limite. Les travaux et les jours... Par ailleurs, et d'autres l'ont dit avant moi et mieux, le jardin nous confronte à une double expérience : celle du temps qu'il fait et celle du temps qui passe. J'y vois comme un écho de mon travail, fait modestement de réflexion et de restitution. Il s'agit, à partir du « moi construit » qui m'identifie, d'exprimer à la fois une identité dans ce qu'elle a de collectif et une singularité. Comme la plupart d'entre nous, sauf ceux qui ont une mission politique ou sociale, je participe moins à la vie de ma communauté que ma communauté ne participe de la mienne. Ce sont ses racines que parfois, excusez la banalité de l'image, je traduis en feuillage.
- De quelle manière ?
En Corse, culturellement et affectivement, nous sommes au croisement de l'oralité et du Livre, de la foi et des mythes fondateurs méditerranéens, d'Homère et de la Bible. Cela a un avantage : la parole et l'écrit ne sont pas en concurrence dans le champ de la parole, dans le « bruit de fond » (l'expression est de Michel Serres) de la langue. C'est à travers ce bruit de fond que nous dégageons une réalité, un vécu ou un imaginaire. Le roman creuse tout cela en situations et en personnages, la poésie le décante en esthétique. Dans ce registre, l'inspiration est de savoir capter l'instant, d'en extraire ce qu'il a de fécond.
- Dit ainsi, cela paraît simple...
- Ça l'est, mais le processus semble encore difficile à appréhender pour la majorité des gens. Il est aujourd'hui plus facile d'admettre la peinture contemporaine que la poésie contemporaine. Pourtant, c'est du même engagement dont il est question. On ne me demande pas de comprendre, d'analyser, mais de m'investir dans le texte et de faire mien ce qu'on me propose. La poésie est une fontaine dont chacun, à un moment ou à un autre, peut s'approprier la source. C'est pourquoi en tant que lecteurs, toute barrière abolie, nous pouvons nous retrouver aussi bien dans des poètes argentins, chinois, palestiniens ou espagnols....
- Pourtant, votre poésie est marquée par un profond enracinement...
- Comment pourrait-il en être autrement ? Comme un artisan, j'utilise le matériau à ma disposition. L'île m'inscrit dans une identité à la fois géographique et culturelle, et le poème s'en ressent de façon évidente ; il s'imprègne du paysage immuable qui est le mien, de ma mémoire et de celle de l'humanité proche qui m'entoure dans son quotidien ordinaire. Rilke disait : « Où je crée, je suis vrai. » J'inverse la formule : où je suis vrai, je crée. Je suis tributaire, dans une porosité créatrice, de ce qui en moi vient en surface – d'une histoire, d'une violence, d'un idéal de mort parfois ou de la fête du printemps... Mais ma page, à un moment, vit sa vie en celui qui la lit. Et l'identité du lecteur – son expérience, sa sensibilité – prend le pas sur ce que j'ai tenté d'exprimer au départ « pour moi » et s'y superpose. « Je cherche un être en moi à envahir », écrivait Henri Michaux. C'est ce qui fait l'universalité de la poésie : elle est accessible, disponible, elle appartient à tous et en même temps à personne.
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Jacques Renucci - « Autre jardin » suivi de « Réappropriations » - Éditions Clémentine. 78 pages – 8,50 euros